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LE VODOUN… UN AUTRE REGARD …SUR LES BÂTISSEURS

Ce « regard » sur les bâtisseurs du vodoun[1], mode d’existence, est proposé aux amis et sympathisants de l’ »Association des Béninois et Amis de Nantes« . Une conférence sur les fondamentaux du vodoun devait se tenir le 8 janvier 2021 à Nantes à l’occasion de la fête du vodoun, fête qui se tient le 10 janvier chaque année. Pour des raisons évidentes de prudence sanitaire, cette conférence est reportée à une date ultérieure ; à la place, je propose ces pages pour inviter à une réflexion sur les auteurs anonymes de l’ensemble des valeurs qui sont à la base du vodoun.

Je ne traite pas de la religion, mais des fondamentaux, ce que j’appelle l’autre regard sur le vodoun. Afin de permettre à ceux qui ne sont pas informés de mes précédents déploiements sur la connaissance du vodoun, d’entrer rapidement dans la réflexion sur la question des bâtisseurs, il m’a paru utile de proposer en première partie un résumé de ces fondamentaux. L’ensemble est composé à partir des éléments qui proviennent d’un troisième volume (à paraitre) de la série ; le titre : Comprendre le vodoun en huit jours.  (Les deux premiers sont : Une pédagogie oubliée : le vodou et Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie. 1 – Le continuum de potentialités).

                                                           Paul Aclinou, Toulouse le 02 janvier 2021.

Le texte de cette réflexion fait partie d’un ensemble ; merci de ne pas le reproduire sans autorisation. © Paul Aclinou           (Cléo SGDL)

I – INTRODUCTION.

Il y a une question qui est absente de pratiquement tous les écrits sur le vodoun, c’est celle des bâtisseurs du système. Cela se comprend car, rien ne permet de mettre un nom ou des noms sur cette œuvre. Il doit y avoir nécessairement un nom ou des noms, car nous sommes en présence d’une construction structurée, extraordinairement homogène et dont toutes les composantes sont pensées et reliées logiquement entre elles.

Voici les éléments qui permettent de mesurer l’intentionnalité qui est à la base de l’ensemble et qui nécessite une volonté déterminée et tendue vers un seul but qui est de faire l’homme. Ces éléments entrent dans les fondamentaux du vodoun ; nous allons donc les traiter succinctement avant d’aborder la question des bâtisseurs.

LES CONSTITUANTS DES FONDAMENTAUX.

1er élément :

– La constitution d’un système didactique à deux volets indépendants, deux magistères, celui de la foi et celui de la raison.

            Le premier met en œuvre la nature ritualiste de l’homme par le fait religieux, mais les bâtisseurs en ont fait la porte d’entrée du second volet. Ce premier magistère est un héritage le plus souvent. Mais, et c’est cela un coup de génie, ce fait religieux est une contractualisation ! Ce qui le différentie de bien de religions du monde.

            Le second met en œuvre la propension de l’homme à s’interroger. Dans le vodoun, ce magistère ne peut être qu’une conquête, qui doit être faite par l’individu qui veut y pénétrer ; la seule clé nécessaire pour cette conquête est le bon sens ; une clé qui est à la portée de tous.

2eme élément :

– La notion de transcendance, la notion d’être suprême est définie par rapport à ce à quoi l’homme, animal pensant, peut accéder ; d’où Mawu, c’est-à-dire « ce que nul ne peut atteindre« .

Dès lors :

L’expression Mawu est la formulation de cette incapacité ! C’est la formulation de cette limite de l’homme face à l’objet de ce concept d’un niveau si élevé, et que les peuples de l’aire Adja-Tado veillent à tenir résolument à l’écart de toute mimésis sociétale comme de tout dogmatisme.
Rendre un culte à cette « incapacité »[2] ou simplement la représenter par une image par exemple, serait simplement ridicule ; simple question de bon sens !
Ainsi les concepts d’Être-Suprême et de Création sont dans le vodoun, d’un niveau de conceptualisation inégalé, toutes religions confondues !

Et la foi, la foi en ce Dieu, Mawu ? Elle se résume en 3 affirmations qui sont absolues :

– La première signe ce que le vodoun entend par « création« .

– La seconde affirme la propriété de cette création.

– La troisième signe la dévotion de l’orant.

Ces affirmations sont :

1° – N’arrive à l’existence que ce que Mawu a créé.            
2° – Tout ce que Mawu a créé est bon. Quant à l’homme, il est au niveau de ce qui est en cours d’arriver à l’existence. À ces deux points s’ajoute une supplique :
3° – ODU (lire odou) qui est la contraction d’une supplique en langue yoruba que nous traduisons par : « Inconnaissable, sauvez-nous ! »

En d’autres termes, le vodoun mode d’existence est de l’ordre du conceptuel et de la didactique ; le fait religieux est au service de cette didactique. Nous retrouvons ici, simplement formulée et directement relié à Mawu, la convertibilité des transcendantaux-universaux qui occupa toute la pensée occidentale depuis la très profonde antiquité jusqu’à nos jours, en passant par la scolastique, et donc par le christianisme triomphant.

Conséquence :

3ème élément :

Le mythe fondateur.[3]

Au commencement, dit le mythe, Mawu (Dieu) créa le monde avec tous les êtres dont l’homme. Mawu habitait au firmament qui en ce temps-là était à peine au-dessus du monde des créatures. Pour ainsi dire, Mawu vivait avec les hommes, très près d’eux. Il pouvait alors leur venir en aide directement en cas de nécessité. Il faisait bon vivre en ce temps-là ; les hommes étaient heureux ; l’existence était un délice quotidien, sans soucis et sans souffrance ; la mort n’existait pas, dit encore le mythe. Dans ce mode de vie paisible et sans soucis, la femme avait la mission tous les matins, de balayer le monde. Elle le faisait ; puis discrètement, elle donnait de petits coups de balai au firmament ; on dit qu’elle « donnait des coups de balai dans les fesses de Dieu  » !

Un jour, le Tout-Puissant en eut assez, il s’éloigna alors du monde des hommes. Ceux-ci se retrouvèrent dès lors seuls dans la vie. C’est à partir de ce moment-là que l’homme se trouve confronté à la souffrance, à la misère, aux malheurs et à la mort…

Le mythe ajoute, et c’est là, sa note d’espoir et de sollicitude divine envers l’homme créé, il ajoute que devant tant de difficultés, de souffrances et de malheurs dans la vie des humains, Mawu eut pitié. Il eut pitié des hommes ; il créa alors les vodoun, types d’êtres, pour leur venir en aide.

Comprendre le mythe : Il suffit de déployer le verbe agissant qui ici est balayer ; un verbe qui n’a rien à voir avec les travaux ancillaires.

LE MYTHE : BALAYER…
C’est :
Examiner                          
 … pour comprendre
Comprendre
… pour Analyser.
Analyser
…pour Trier.
Trier
…pour Ranger.
C’EST UNE ŒUVRE DE CRÉATION ! © Paul Aclinou  
C’est une CRÉATION !
Car :
Elle structure et organise…            
C’est la voie d’accès                       
au savoir…                                                                          
à la connaissance.                                                                         
à la science.          

Il n’est pas difficile de comprendre que cette œuvre soit le fait de la femme dans ce mythe.

UNE DÉFINITION.

Les vodoun sont donc « mis à la disposition de l’homme » par Mawu (Dieu) pour lui venir en aide. La question qui vient à l’esprit est celle de savoir ce que sont les vodoun ; une question de définition donc. C’est une question qui préoccupe tous ceux qui ont écrit sur le vodoun depuis plus d’un siècle. Aujourd’hui encore il y a une grande ambiguïté quant à savoir ce qu’est un vodoun ; ainsi :

VODOUN Ambiguïté !!!
1°/ Ensemble de pratiques, sensées à la demande faciliter ou organiser la vie.
2°/ Divinités : types d’êtres, dotés de propriétés susceptibles d’être mises en œuvre.
3°/ Êtres spirituels : types d’êtres ≠ de yêhoué.
4°/ Un concept : Ce qu’on ne connait pas, ce qu’on ne connait pas encore.

Amalgame !!! Un fétiche : constructions de l’homme. Confusion généralisée !  

La première de ces réponses correspond à ce qu’il est convenu d’appeler la religion vodoun ; elle correspond à une pratique, le fait religieux, mais ne nous indique pas ce qu’est l’entité vodoun du mythe.

La seconde est celle qui vient à l’esprit, notamment après la rencontre avec d’autres cultures et d’autres religions qui effectivement admettent ce type d’êtres en en faisant des détenteurs de certains pouvoirs. C’est précisément cette signification qu’il faut éviter de donner aux vodoun, et cela, bien des auteurs l’ont compris dès les années vingt ! C’est le cas par exemple de Le Hérissé, qui écrivait en 1911, le père André Boucher qui écrivait en 1926, ainsi que d’autres. Par exemple :

Maurice Delafosse écrit, rapporté par Maupoil[4] :

« Des êtres ni divins ni humains, plus puissants que l’homme et moins puissants que Dieu ; des êtres non matériels, des génies, des anges, comme on voudra… Il faut donc bien se garder de confondre les vodoun avec Mahou, et c’est commettre une grave erreur que de leur donner le nom de divinité. Les Dahoméens ne les regardent pas du tout comme des dieux…« 

Maupoil qui écrivait au début des années quarante ajoute[5] :

« Le mot vodu désigne ce qui est mystérieux pour tous, indépendamment du moment et du lieu, donc ce qui relève du divin. On dira par exemple, que celui qui meurt devient vodu : cela ne signifie nullement que tout le monde l’adorera, mais simplement qu’il est parti vers un monde inconnu…« 

La troisième réponse est à proscrire également, car dans la culture concernée, il existe bien des êtres spirituels qui s’appellent yèhoué, or un yèhoué n’est jamais considéré comme un vodoun. Ajoutons que Yêhoué ne correspond pas exactement non plus à être spirituel dans le sens occidental du terme. En effet, à la mort d’une personne âgée, on considère qu’elle devient un Yêhoué, or en Occident, un mort n’est pas considéré formellement comme un être spirituel ; il convient donc de nuancer. Nous sommes, là encore, devant la difficulté de trouver une traduction exacte des éléments d’une culture par rapport à ceux d’une autre.

Un dahoméen disait à Maupoil :

« vodu désigne dans notre langue l’inconnaissable ou les inconnaissables… »

C’est la quatrième définition ; celle qui se prête le mieux au mythe, mais cela signe surtout ce que pense l’homme. Il faut donc aller plus loin pour saisir véritablement le signifié du terme vodoun, aller plus loin dans la mise en œuvre selon le mythe. Avant cela, il convient de lever une confusion courante aussi bien chez l’homme africain que chez l’étranger. Il s’agit du fait de considérer un fétiche comme un vodoun.

Un amalgame : fétiche.

Considérer un fétiche comme un vodoun, type d’être, est une erreur ; il suffit de reprendre deux caractéristiques des fétiches pour mettre en évidence cette erreur.

1°/ Un fétiche est un objet fabriqué par l’homme.

2°/ Quand un fétiche est jugé inefficace par son fabriquant ou par son utilisateur, il est jeté.

Entre dans la fabrication d’un fétiche, tout ce que l’homme a à sa disposition dans sa vie courante, voilà pourquoi les listes interminables d’ingrédients que certains auteurs fournissent n’a pas grande signification, car seule la personne qui a fabriqué le fétiche sait quelles propriétés elle assigne à chacun des constituants afin que l’ensemble achevé assume la fonction qu’elle lui destine. Nous sommes bien sûr dans l’ordre des croyances ! C’est exactement comme ce qui se passe dans le christianisme quand votre curé vous offre une image ou une médaille bénite. La différence d’avec le vodoun tient au fait que dans le christianisme, chaque saint possède une propriété qui est fixée par le dogme. Prenons par exemple une corde qui entre dans la fabrication d’un fétiche, le sens, et donc sa fonction dans le fétiche achevé peut être :

– D’entraver.

– De signifier la réunion ou la consolidation ou la solidarité ou la cohésion … entre des individus…

– De signifier l’invincibilité. (Mon grand-père avait comme devise : « aucune corde ne peut entraver l’univers !« , c’est indiquer une invincibilité supposée, une adhésion sans faille à sa liberté…)

On voit donc que seul le fabriquant sait la fonction qu’il assigne à son fétiche à travers les propriétés de ses constituants selon lui.

Ceci étant, l’homme reste maître de son action ; il reste lucide en cela que l’efficacité n’est pas seulement une croyance ; voilà pourquoi quand les résultats de l’emploi d’un fétiche ne sont pas au rendez-vous, le fétiche est jeté sans hésitation ! Ce n’est sûrement pas le cas des images et médailles chrétiennes.

 Vodoun : un concept, un type d’être.

Pour comprendre ce que recouvre le terme dans le sens du mythe, nous allons prendre un exemple, celui du vodoun Osanyi, « divinité » de la médecine.

Un exemple : Osanyi.

Osanyi est le dieu de la médecine. Sa fonction selon les croyances, est de soigner l’homme ; de le débarrasser des maux du corps et de ceux de l’âme. Pour cela, son mythe nous dit qu’à l’origine Osanyi était un dieu vigoureux dont le corps était entièrement recouvert de perles de toutes les couleurs. Osanyi peut tout soigner avec les plantes, les couleurs et les sons, c’est-à-dire avec la parole, car il possède une connaissance infinie de tous ces éléments et il sait les mettre en œuvre au bénéfice des hommes, nous dit le mythe.

Par la suite, il est devenu une divinité qui a de multiples handicaps. Aujourd’hui, Osanyi est unijambiste, manchot, borgne, malentendant et muet… La croyance veut qu’à l’origine, avant qu’il ne devienne handicapé, avec sa panoplie de moyens, Osanyi soignait et guérissait toutes les maladies des hommes. Il le faisait tant et si bien qu’aucun homme-guérisseur ne pouvait rivaliser avec lui. Dès lors, les hommes guérisseurs ne pouvaient plus vivre de leur travail, le dieu étant si efficace. Ils se sont plaints à Lêgba, chef des vodoun. C’est lui Lêgba qui est à l’origine des handicapes de Osanyi, qui dès lors a besoin des hommes pour l’aider à soigner.

Nous avons un point pivot qui est le handicap du dieu.

Dans l’ordre des croyances, donc dans le fait religieux, Osanyi est considéré comme un vodoun très efficace, car malgré ses multiples handicaps, il soigne et guérit l’homme.

Mais, si je considère les raisons qui sont à l’origine de ces mêmes handicaps, l’analyse du mythe est autre. En effet, Osanyi est devenu unijambiste, manchot …etc. parce qu’il réussissait sa mission au point de ne rien laisser à l’homme guérisseur[6] ; ce sont donc ses succès qui justifient son état actuel, c’est un paradoxe ! C’est un succès qui ne laisse aucune opportunité de vivre aux autres… nous sommes là dans le cadre du principe de subsidiarité. C’est l’enseignement principal de ce mythe.

Ce principe méthodologique pose que dans une structure à étages, ce qui est le cas dans toutes les sociétés humaines, chaque niveau doit pouvoir jouer pleinement son rôle, et donc pour cela, chaque niveau doit disposer des moyens et de la liberté pour le faire.

Chaque niveau de la structure assume une fonction ; l’ensemble des fonctions des différents niveaux contribue à l’harmonie, c’est-à-dire à la bonne vie du groupe ; c’est-à-dire le vivre ensemble en harmonie.

Si donc un niveau quelconque ne permet pas aux autres de fonctionner normalement, il y a un déséquilibre de l’ensemble. C’est ce principe qu’a violé Osanyi avant ses handicaps. Nous avons là, un principe qui intervient au quotidien. En France par exemple, nous avons :

Le niveau de l’État.

Le niveau des régions.

Le niveau des départements.

Le niveau des communes.

Chacun de ces niveaux doit disposer des moyens pour assumer son rôle…C’est le principe de subsidiarité. Ici, la foi et les croyances n’ont aucune place, c’est la logique pure ; c’est le magistère de la raison.

UNE CONSTRUCTION SUBTILE !

Nous voyons dans cet exemple la mise en œuvre de la démarche de fond des bâtisseurs du vodoun.

Nous avons trois entités dans la construction :

1°/ un symbole ; ici il s’agit des handicaps de Osanyi.

2°/ un magistère de la foi ; les croyances du fait religieux avec les rituels éventuellement.

3°/ un magistère de la raison ; c’est la pédagogie, la didactique qui est totalement déconnectée des croyances et qui ne fait appel qu’au bon sens.

Nous obtenons ce que j’appelle un triptyque dans lequel un pan relève de la foi et donc de l’héritage ; un second pan relève de la réflexion, mais c’est une conquête à faire. Enfin, il y a le point pivot qui permet de passer d’un pan à l’autre.

Ces trois éléments ne sont pas retenus arbitrairement, ils sont choisis et positionnés par les bâtisseurs en connaissance de cause. Ils traduisent une connaissance extraordinairement fine de l’être humain.

Le magistère de la foi est le lieu des croyances qui sont une donnée incontournable de l’homme ; car les croyances permettent de mettre en œuvre la nature ritualiste de l’homme, toutes sociétés confondues.

Le magistère de la raison relève de la propension de l’homme à s’interroger ; je ne parle pas seulement de curiosité. C’est ce caractère, tout aussi incontournable de l’être humain, qui est le moteur de son progrès ; c’est aussi la caractéristique qui justifie toutes les pédagogies.

On mesure le génie des bâtisseurs du vodoun qui construisent une structure éducative qui est basée sur ces caractéristiques. Plus remarquables encore sont les fonctions qui sont assignées aux trois éléments et leur mise en œuvre. Le schéma du triptyque est le suivant :

Le triptyque : une distinction magistérielle. © Paul Aclinou

Les deux magistères ainsi délimités avec précision fonctionnent indépendamment l’un de l’autre, tout en partageant un même élément : le symbole ou ce qui en tient lieu ; c’est lui qui relie les deux.

Nous pouvons dire que le terme vodoun désigne un type d’être qui s’apparente à un logiciel ; c’est un concept. Voilà pourquoi il ne faut pas traduire le terme par être spirituel ou divinité ; ou alors il faut préciser que c’est faute de mieux ; c’est ce que je fais, mais en aucun cas, il ne faut l’entendre au sens occidental du terme.

Nous pouvons à ce niveau considérer les vodoun, types d‘êtres, comme des relations ; c’est en cela que ce sont des outils conceptuels ; ce qui n’est pas le cas des fétiches qui eux sont des outils objectifs, de fabrication humaine.[7]

Passons-en les pans en revue.

1°/ Le fait religieux.

Dire que le fait religieux signe la nature de l’homme ne suffit pas ; les bâtisseurs sont allés plus loin en précisant les caractéristiques de ce fait dans l’optique de l’homme en développement. Sa principale caractéristique est, outre le fait que ce soit un héritage, son caractère contractuel !

C’est donc un système de contractualisation qui vient du fait qu’il y a une idée de base dans la structure du vodoun, quel que soit l’angle sous lequel on le considère – religion ou mode d’existence -. Elle semble dire l’indétermination fondamentale de l’existence. C’est-à-dire que les concepteurs du système posent que rien ne peut être considéré comme prédéterminé ou imposé à l’existence de l’homme. Cette idée découle directement du mythe fondateur ; en effet, dire que la femme, métaphore de l’être humain, a fait « partir » Dieu, c’est précisément signifier le libre arbitre de l’homme, sans pour autant exclure l’Être-Suprême en tant que créateur de l’existence du croyant.

En clair, l’homme se sait doté d’une « tête » dont il a la capacité et la liberté de se servir ; c’est cela aussi, une idée de base du vodoun. C’est cette potentialité de se servir de sa tête qui est l’apport de la femme selon ce mythe du vodoun. Le fait religieux doit donc en tenir compte ; d’où son caractère contractuel.

Un exemple extrait de l’ouvrage[8] Au pays des Fons, de Maximilien Quenum, porte sur une commerçante s’adressant à Lêgba, dieu des croisements. L’auteur écrit :

« Une femme ayant promis au Tôlêgba[9] (esprit gardien des villes) de lui apporter de l’huile de palme du marché, lui dit au retour « Tôlêgba, je ne te dois rien, car j’ai mévendu« .

Effectivement, ce comportement est très fréquent. La promesse de « sacrifice » est faite sous une condition implicite ; elle est faite avec le sous-entendu que « …si ma journée de vendeuse au marché se passe bien, et si elle est fructueuse…[10]« .

On doit donc parler d’une contractualisation de fait, car ce n’est pas une supplique que cette femme adresse à Lêgba dans la matinée, c’est un marché d’égale à égal qu’elle fait avec le dieu. En fin de journée, elle signifie simplement au dieu qu’il n’a pas assumé sa part du marché conclu[11].

On voit que l’individu se sent libéré vis-à-vis du fait religieux, en rendant la pratique totalement dépendante de ses besoins et de ses choix, à lui ; dépendante de sa volonté d’être vivant, ici… sur terre. Un être vivant qui doit assurer son bien-vivre au quotidien, et seulement cela !

Voici un second exemple ; il porte sur les interdits de Fa, vodoun de l’art divinatoire.

Un homme dont l’interdit du Fa[12] est l’alcool, avait une telle envie d’en consommer que, n’y tenant plus, un jour il prit un verre, y introduisit son Fa (les noix) puis versa de l’alcool par-dessus. Il s’adressa ensuite au Fa, et lui dit : « Tu m’as interdit l’usage de vin de palme ; je t’en fais boire le premier ; tu ne pourras plus m’en empêcher ! « 

En d’autres termes, l’essentiel revient à l’homme ! Il ne s’agit donc pas d’une croyance aveugle, irraisonnée ; il y a la condition cependant que l’individu assume cette liberté vis-à-vis de Fa comme dans l’épisode qui est rapporté ci-dessus. Il ne s’agit pas non plus d’une liberté aveugle ; non, il s’agit de responsabilité à assumer. Par exemple, quand on « fouille » Fa, le signe obtenu en réponse à une question ou à un problème qui se pose au consultant, peut être refusé ; le consultant peut le faire une fois, mais après avoir offert un sacrifice qui est obligatoire ; le refus doit donc être réfléchi, et cela a un coût.

2°/ Le magistère de la raison.

Faire la distinction entre magistère de la foi et magistère de la raison ne suffit pas ; il faut aussi préciser les caractéristiques de chacun d’eux.

Nous venons de voir comment les bâtisseurs du vodoun positionnent le fait religieux, notamment en le découlant de la nature ritualiste de l’homme ; mais aussi en lui enlevant tout caractère dogmatique et en en faisant la porte d’entrée à l’autre pan du triptyque, le magistère de la raison. Voyons à présent succinctement toujours, leurs idées sur le magistère de la raison.

Lêgba et Fa : les hérauts de la pédagogie dans le vodoun, mode d’existence.

Tout le magistère de la raison est construit sur seulement deux vodoun, deux divinités qui sont Lêgba et Fa.

On nous dit à leur propos :

– Qu’il ne faut pas séparer Fa et Lêgba.
– Qu’il faut nourrir Lêgba avant de nourrir Fa.
– Tous les sacrifices passent par Lêgba.

Nous avons là trois préceptes absolus que respecte tout le système religieux vodoun sans toutefois pouvoir les expliquer logiquement. Chacun de ces préceptes débouche sur une didactique très précise et absolue en tant que voie d’accès à l’humain. Nous verrons plus loin les implications de ces préceptes. Ils sont à la base de tout le magistère de la raison du triptyque, mais c’est dans le fait religieux qu’ils s’expriment, toutes « divinités » confondues ; voilà pourquoi, on peut considérer que le fait religieux est la porte d’entrée du mode d’existence vodoun.

Les bâtisseurs du vodoun l’ont fait en conceptualisant deux axes qui se retrouvent à la base aussi bien du concept d’être que de l’art de la cognition. Après avoir donné une définition de l’Être qui est d’un niveau conceptuel inégalé, ils proposent une méthodologie de la cognition. Passons-les en revue.

Les concepteurs du système distribuent les quatre premières figures de Fa sur les dieux Fa et Lêgba, et seulement sur eux[13]. En effet, on considère que ce sont les dou (signes de Fa) piliers. Ils posent que les signes :

Gbê Médji et Yeku Médji représentent Lêgba.
Woli Médji et Di Médji représentent Fa.

Ces deux divinités sont ainsi l’expression de ces paires de signes, et vice versa. Mais la représentation ne s’arrête pas là. En effet, le vodoun, mode d’existence, considère en d’autres termes, que ces attributions affirment sans ambiguïté aucune, que : Lêgba, c’est l’Est et l’Ouest ; tandis que Fa, c’est le Sud et le Nord. Ce qui veut dire que toutes les fonctions de toutes les divinités sont mises en œuvre à travers les deux axes Est-Ouest et Nord-Sud ; c’est-à-dire à travers les quatre premiers signes de Fa, à travers Fa et Lêgba donc.

Quant à l’art de la cognition, ce sont les quatre mêmes signes de Fa, mais distribués sur les dieux Fa et Lêgba. Rappelons les éléments qui sont mis en jeux.

PILIERS ET AXES.

Le vodoun, mode d’existence, considère que les quatre premiers signes de Fa sont les piliers du monde ; ce sont : Gbê Médji, Yeku Médji, Woli Médji et Di Médji.
Nous disons donc, pour nous résumer :
* Quel’Axe Est-Ouest, est tout ce qui est accessible à l’homme par les sens, par une simple observation, une simple mise en œuvre de nos sens donc.
* Que l’Axe Nord-Sud, est tout ce qui est accessible à l’homme après que la pensée ait été mise en œuvre ; il ne s’agit pas de devinettes, mais de constructions mentales, y compris dans ses fondements.
– L’inséparabilité des deux axes signe le précepte maintes fois répété « de ne pas séparer Fa et Lêgba. » C’est le lien organique.            
– La primauté de l’axe Est-Ouest (Gbê Médji, Yeku Médji ; Lêgba, l’aîné) sur l’axe Nord-Sud (Woli Médji, Di Médji ; Fa, le cadet). En d’autres termes, c’est la répétition du précepte qui commande qu’il faut « nourrir Lêgba avant de nourrir Fa » ; s’en est une autre formulation.

La question de primauté se retrouve dans d’autres cultures également. Par exemple dans la pensée grecque antique, Platon et Aristote ; le premier prônait la spiritualité en premier, alors qu’Aristote donnait la primauté à l’observation, c’est-à-dire à Lêgba dans le vodoun. On dit[14] que « Platon regarde le ciel, Aristote regarde la terre » ; le vodoun dirait « l’homme doit regarder la terre ET le ciel« . C’est à la fois la primauté de Lêgba, mais aussi l’inséparabilité d’avec Fa.

Le judaïsme offre également à sa manière sa solution sur la question de la primauté de l’action cognitive. C’est Léa, l’extériorité, qui a la primauté sur Rachel, l’intériorité.

LA QUESTION DE L’ÊTRE.

   © Paul Aclinou
L’Être est alors, tout ce qui est susceptible d’entrer en interaction.

C’est une définition qui englobe tout ce qui fait l’existant, c’est-à-dire la création ; c’est d’un niveau conceptuel inégalé. Or entrer en interaction ne peut se faire que par la cognition.

Nous pourrions déployer également la question du problème du mal dans le monde, question qui préoccupe depuis toujours philosophie et religions ; ce sera pour une autre fois.

L’ART DE LA COGNITION SELON LES BÂTISSEURS.

J’ajoute pour terminer qu’un signe de Fa est un octet, il peut donc s’écrire en binaire ; cela va nous conduire au concept d’objet quantique obtenu à partir de certaines caractéristiques des signes de Fa. Je propose en exemple un codage binaire des signes-mères. C’est là une propriété du vodoun qui n’est accessible qu’à notre époque, et ce n’est pas la seule.

CODAGE BINAIRE DES SIGNES MÈRES : I – DG ou GD

00000000
Gbê Médji
11111111
Yeku Médji
10011001
Woli Médji
01100110
Di Médji 
00110011
Loso Médji
11001100
Wèlè Médji
01110111
Abla Médji
11101110
Akla Médji
00010001
Guda Médji
10001000
Sa Médji 
10111011      
Ka Médji  
11011101
Turukpê Médji
01000100
Tula Médji
00100010
Lètè Médji
01010101
Cè Médji
10101010
Fu Médji

BINAIRES FIGURES-MÈRES (DG OU GD)

Voilà donc très rapidement présentés quelques éléments de base du vodoun, mode d’existence, et sa mimésis sociétale. Certains des aspects de la construction ne sont accessibles qu’à notre époque, y compris les réflexions que ces aspects suscitent, et qui aujourd’hui constituent les grandes questions en débat de notre temps.

C’est le cas par exemple de nos débats actuels sur la protection de la nature ; le vodoun aborde ce problème avec un mythe, le mythe du cotonnier.[15] En janvier 2019, le monde apprend que les Chinois ont fait germer une plante quelques semaines plus tôt sur la face cachée de la lune. C’était la première fois que l’homme faisait pousser une plante sur la lune, hors de la terre donc. C’est une graine de coton qui a germé et poussé quelques jours avant de mourir par suite des températures très basses affirment les auteurs de l’exploit. Ce n’est pas la seule semence qui faisait partie de l’expérience, mais c’est la graine du cotonnier seule qui a poussé. C’est une simple, mais amusante, coïncidence avec le mythe du cotonnier du vodoun.

Ma conviction est qu’une construction si complexe, si structurée, et souvent d’un très haut niveau conceptuel, souvent inégalé, ne peut être une évolution de simples croyances ; il faut qu’il y ait une volonté et une motivation à sa base, d’autant que ce qui relève des croyances est nettement séparé de ce qui relève de la raison en précisant le champ et la portée de chacun de ces magistères.

Or fondamentalement, des bâtisseurs, on n’en connait pas ! Pourquoi cet anonymat de fait ? Ma conjecture est que c’est le refus absolu du dogmatisme qui justifierait ce choix ; voici pourquoi :

II – ET LES BÂTISSEURS… LES FILS DE LA PENSÉE.

Nous avons évoqué à plusieurs reprises les auteurs du système que nous venons de décrire ; nous l’avons fait en leur rendant hommage, sans être en mesure de mettre un nom ou des noms sur cette œuvre. Je les appelle « les fils de la pensée » car c’est leur seule préoccupation : amener l’homme à la pensée véritable, clé de tout ce qui existe, créé par un dieu ou par le hasard ! Nous allons consacrer ce dernier point de notre propos à leur action.

Il est indéniable que la très grande homogénéité de toute la construction nécessite qu’il y ait une volonté organisationnelle à sa base. C’est un système intégré qui nécessite qu’il y ait une pensée qui signe une intentionnalité, et donc une visée. Il est évident également que cette œuvre a été réalisée en direction de l’homme, et seulement lui, en déplaçant toutes spéculations qui pourraient devenir excessives à un autre niveau. L’objectif final est ce que ces hommes et ces femmes croyaient que l’Homme devrait être. Plus que de croyance, il devait s’agir d’une conviction absolue de leur part, car toute la construction est précise, et elle est tendue absolument vers un seul but : l’Homme.

C’est donc une intentionnalité qui signe aussi une espérance ; espérance, car les auteurs avaient une connaissance très précise et très fine de l’être humain ; ils en avaient une conscience aigüe, autant de sa nature que de ses capacités et de ses intentionnalités. On peut dire que c’est d’avoir cette conscience qui leur a servi de guide dans la conception du système qu’ils bâtissaient. C’est de cette connaissance de la nature humaine que vient la place qu’ils ont accordée au ritualisme dans le système jusqu’à faire du fait religieux, qui est le lieu de la ritualité, la « porte d’entrée » pour la maîtrise de ce qu’ils ont bâti, et cela en donnant une place exclusive à la raison jusqu’à faire de la foi seulement un acte contractuel, c’est-à-dire un acte qui a la raison pour paradigme. C’est de cette connaissance également que découlent deux observations que nous pouvons faire sur l’ensemble vodoun, système religieux et mode d’existence.

C’est d’une part, l’anonymat dans lequel se fondent les bâtisseurs ; et de l’autre, la contractualisation qui est la règle de fait, dans le système religieux. Nous pouvons considérer que ces deux constats découlent du refus du dogmatisme de leur part.

Ces hommes et ces femmes ne sont pas seuls à avoir pensé l’Être humain, seuls à avoir pensé à son humanité en le distinguant de la bête, ou tout au moins, en l’espérant distant de la bête ; une distance qui ne peut provenir que de ce qu’il est convenu d’appeler son humanité. La différence essentielle avec d’autres bâtisseurs est le choix qu’ils ont fait d’un anonymat absolu.

C’est ma conviction. Certes par-ci par-là, on nous propose des rois, mythiques ou réels, qui seraient les auteurs du vodoun ; c’est notamment le cas chez les Yoruba au Nigéria. C’est peu convaincant, même si, ici ou là encore, des hommes et des femmes ont pu apporter de petites touches aux fondamentaux tout en veillant à ne pas en altérer le noyau. L’ensemble me parait venir de plus loin, loin dans le temps ; et si c’est de plus loin également dans l’espace, la formulation a dû se faire tout au long des pérégrinations qui ont conduit ces hommes et ces femmes jusqu’à l’aire qui aujourd’hui, est celle du vodoun, aire Yoruba, aire Adja-Tado, mais cela a dû se faire à partir d’un noyau immuable[16].

Des éléments de ce noyau se retrouvent dans d’autres cultures également, mais ils ne possèdent pas l’homogénéité et la profondeur qu’on leur connait dans le noyau originel, celui qui se trouve dans le vodoun. Mais surtout, ces morceaux épars ailleurs ne semblent pas prendre en compte une connaissance extrêmement précise de l’homme dans leur mise en œuvre ; ou alors, s’ils l’ont fait, c’est souvent sous la forme d’instrumentalisation aux fins de prédation ; la prédation qui est une autre caractéristique de l’homme.

Ce noyau est indissociable des hommes et des femmes qui le maintiennent et le font vivre depuis toujours. Inséparable d’eux parce qu’ils le nourrissent et le perpétuent de génération en génération, tout au long de leurs pérégrinations[17], malgré les souffrances. Ils ont avec raison, l’espoir chevillé au corps malgré les apparences. C’est ce qui confère à ces hommes et à ces femmes, un atout unique dans le concert des humains. Cet atout est psychologique d’abord ; il demeure encore inexploité, voilà pourquoi, il est pratiquement imperceptible. Cet atout psychologique est le fait que malgré les prédations extrêmes et spécifiques dont ils furent, et sont encore la cible, malgré la virulence de cette prédation qui ne s’est privée d’aucune arme, d’aucun artifice y compris religieux, ces hommes et ces femmes sont toujours là, comme indestructibles. Ils sont toujours là, et toujours farouches à dire l’homme, à dire l’humain ; celui qui est contenu en puissance dans le noyau qui nous occupe et dont les constructeurs, parce que anonymes, ne peuvent être instrumentalisés pour servir à l’action prédatrice, quelle qu’en soit la forme. 

Reste l’anonymat dans lequel demeurent les bâtisseurs ; il me semble que cela est voulu. Ce fut un choix, car la cohérence et l’homogénéité des éléments et des concepts qui sont enchâssés dans le système sont telles que sans cette volonté de demeurer anonymes, la construction laisserait affleurer par endroits des indications intelligemment distribuées en son sein pour nous permettre, à défaut de les identifier, au moins de les situer ; là, rien ! C’est un constat.

C’est aussi une conjecture de ma part que de postuler le caractère volontaire de l’anonymat de la part de ces hommes et de ces femmes. Ils auraient choisi selon ce postulat, de s’effacer devant l’œuvre, afin de laisser celle-ci conduire seule la leçon. C’est aussi la conviction qu’ils avaient d’avoir bâti un système didactique autonome qui se suffit à lui-même, et qui n’a besoin que de la raison et du bon sens de l’humain comme tuteurs.

Ceci étant, une telle conjecture me fait l’obligation d’avancer les éléments qui me permettent de la fonder ; des éléments qui justifieraient par ailleurs ce choix des bâtisseurs du vodoun.

Une raison : le refus du dogmatisme.

Le refus de dogmatisme est sans doute à l’origine de ce choix. Le dogmatisme en tant que doctrine, reste ouvert ; il est donc « neutre«  ; c’est-à-dire que c’est un concept qui signe la conviction que l’esprit humain peut atteindre la vérité dans son absolu.  En cela, le dogmatisme fait une place de choix à la raison, et seulement à elle ; c’est la ligne de conduite des philosophes présocratiques par exemple.

Si par contre, on abandonne de fait la primauté de la raison, en excluant le doute de sa dynamique et en accordant un caractère absolu à des opinions[18], on débouche sur un dogmatisme dévoyé. Ce dernier devient un principe qui peut se vouloir immuable. Des hommes et des femmes peuvent penser devoir l’imposer à l’individu à travers les opinions, les préjugés, les croyances… et surtout, à travers la foi sous toutes ses formes. Ce dogmatisme-là, le dogmatisme dévoyé, peut s’imposer également à travers les constituants des modes d’existence, tels que certains aspects du vivre et du vivre-ensemble ainsi que leurs outils, comme la morale et l’éthique, le nationalisme ou tout autre pilier des mimésis sociétales.

Par ailleurs, chacune de ces opinions peut se poser en paradigme absolu à son tour ; et c’est à partir de là que se met en œuvre la nature prédatrice de ce dogmatisme dévoyé. C’est ainsi que la compassion et l’empathie par exemple peuvent être instrumentalisées pour servir d’armes de prédation. Ce fut le cas par exemple des chrétiens à l’assaut des Amériques il y a quelques siècles ou encore à l’assaut de l’Asie, pour ne considérer que ces deux situations. Ces exemples ne sont pas qu’historiques ; la pratique est toujours à l’œuvre et d’actualité activement aussi bien au niveau individuel qu’à celui de bien de nos sociétés. Cette prédation, c’est celle des religions notamment, mais elle est aussi celle de modes d’existence prétendument sans dieux.

Dans tous ces cas, ce dogmatisme-là[19], possède deux caractéristiques, c’est-à-dire que :

            – 1er) Il se centre autour d’une figure, celle d’un personnage, et (ou) autour du mode d’existence qui est généré par la dynamique d’un système socio-culturel. Il s’agit le plus souvent de celui qui est élaboré autour d’un ou de plusieurs personnages, là encore, auxquels s’agglutinent des objets-concepts divers parmi lesquels nous trouvons les prérequis des mimésis sociétales.

            – 2eme) Ce dogmatisme dévoyé génère toujours de la prédation. Il est donc source d’une dynamique conflictuelle et destructrice, notamment quand il pilote en apparence, morale et éthique ; ou plus prosaïquement, quand il instrumentalise et pilote les instincts de l’individu ou ses avatars et ses prétentions. Il faut bien garder présent à l’esprit que ce n’est pas lui, le dogmatisme dévoyé, qui est cause de la nature prédatrice de l’homme ; cette nature est une donnée ontologique dont on peut par ailleurs, déterminer les origines. Cette nature est exacerbée et instrumentalisée pour servir de redoutable terreau à l’action prédatrice ; c’est là qu’intervient le dogmatisme dévoyé.

En conséquence, pour éviter cette seconde caractéristique du dogmatisme dévoyé, la prédation et ses implications, il faut s’interdire de suivre la première ; ou au moins, il faut la considérer avec circonspection, en soumettant tout son déploiement à la raison. Telle pourrait être l’analyse des bâtisseurs du vodoun.

Tentons de comprendre le moteur qui fait fonctionner cette forme de dogmatisme que les bâtisseurs du vodoun rejetèrent résolument. Ce qui va suivre peut être considéré comme un archétype sans prétendre à une quelconque exclusivité, car le principe du dogmatisme dévoyé remonte sans doute à la formation des sociétés humaines, à la socialisation des hommes.

Deux piliers de toute prédation : le complexe de Moïse et le complexe d’Alexandre.

Une telle analyse a certainement pris en compte les deux piliers principaux de toute prédation[20].

Ces piliers sont ce qu’on peut appeler le « complexe de Moïse » et le « complexe d’Alexandre« . Ce sont deux prototypes, mais deux complexes majeurs dans la marche des sociétés humaines depuis au moins trente-cinq siècles, près de quatre millénaires donc.

PREMIER PILIER : LE « COMPLEXE DE MOÏSE ».

            Première distinction mosaïque.

Le premier de ces piliers est ce que j’appelle le complexe de Moïse. Le fonctionnement mental de ce complexe est l’art de considérer deux domaines pour la constitution, la structure et le fonctionnement de la mimésis sociétale. C’est d’une part, le domaine qu’on considère comme le sien, le seul valable que l’on doit valoriser et promouvoir, et d’autre part, celui qui est à rejeter, qui n’est pas à valoriser, mais qui au contraire, est à ostraciser à outrance, si possible. Il s’agit donc d’une partition. C’est là le fondement de la prédation théologique.

Nous nous trouvons ainsi en présence de deux cadres dans lesquels nous pouvons observer la mise en place de deux mimésis sociétales distinctes. Je rappelle que la mimésis sociétale est le tissu du cadre incontournable dans lequel se placent la structure mentale et cognitive, ainsi que l’action de l’homme dans sa totalité ; c’est dans un tel cadre que se place la partition induite par le complexe de Moïse. Ici, je suis assez loin de ce qu’il est convenu d’appeler[21] la « distinction mosaïque » que nous devons à Jan Assmann[22] et qui a suscité débats et controverses.

Pour saisir la différence que je fais entre la distinction mosaïque et le complexe de Moïse, nous devons reprendre brièvement les bases de départ de la réflexion de Jan Assmann. Notre savant débute sa réflexion par la révolution religieuse qu’imposa dit-on, le pharaon Akhenaton au XIVème avant J.C. à Amarna en Égypte.

En effet, Akhenaton retient une divinité, Aton qui faisait déjà partie du panthéon ; ce ne fut donc pas une « construction » nouvelle. Il l’imposa comme dieu unique, puis interdit toutes les autres divinités et leurs cultes ; ce fut un changement radical comme concept, mais ce bouleversement resta dans le mode d’existence qui précédait la démarche, celui qui avait cours avant, pendant et après le règne du pharaon. La distinction entre vrai dieu et faux dieux était le moteur de l’action du monarque avec des implications, notamment la distinction entre vraie et fausse religion ; c’est ce qui en fit une véritable révolution en son temps. Ce fut également une révolution par ses conséquences immédiates dans le mode d’existence qui lui, restait inchangé ; or celui-ci était et est encore le terreau de l’homme au quotidien.

Quant vint Moïse, la distinction qu’il fit alla plus loin que celle d’Akhenaton. Moïse commença par choisir également une divinité[23] qui existait déjà semble-t-il ; on accepte moins ce fait, et plus encore de le dire ! En effet, Moïse n’a pas épousé que la madianite, il a épousé également un de ses dieux, Yah, Yahvé… Moïse en a fait, comme Akhenaton, un dieu unique, le seul vrai dieu selon lui.

Le schéma semble reproduire celui de l’action du pharaon ; mais Moïse lui, n’avait pas la dimension sociétale, spirituelle et politique, ni le pouvoir et les moyens dont pouvait disposer le monarque ; alors, la mise en œuvre de sa « distinction » pour passer en acte, a dû se faire avec doigté, finesse et intelligence ; d’autant qu’il n’ignorait certainement pas l’échec cuisant qu’avait subi la tentative d’Akhenaton aussitôt après sa disparition.

Il a donc dû faire appel au principe de réalité, principe que nous avons vu à l’œuvre à plusieurs reprises dans notre parcourt. Ici, il s’agissait essentiellement de se donner les moyens d’assurer le succès de son action car, la seule distinction entre vrai et faux dieu, et donc entre vraie et fausse religion ne suffisait pas. En effet, deux éléments étaient essentiels pour la réussite de l’entreprise, à savoir l’homme et la mimésis sociétale ; deux éléments qu’on ne peut ignorer sous peine de courir à l’échec !  Moïse va donc introduire une seconde distinction.

            Deuxième distinction mosaïque.

Le principe de réalité aidant certainement, Moïse prit ces deux éléments en compte dans sa réflexion et ajouta une seconde distinction, celle qui concerne les hommes ; la distinction mosaïque passa ainsi d’un à deux volets : un dieu unique ; un peuple unique ! Mais en réalité, on devrait plutôt dire : un dieu unique, une mimésis sociale unique. En effet, la distinction mosaïque en deux volets nécessitait la « construction » d’une mimésis sociétale séparée, ce qui fut fait par la « construction » d’un « peuple séparé » ! Le ciment qui réunit et maintient ces deux volets ensemble est le ritualisme ; c’est pourquoi l’ensemble est placé sous l’égide du magistère de la foi.

Le second aspect de l’œuvre de Moïse, celui qui porte sur la distinction au niveau des hommes est plus radicale que le premier qui fixe lui, la séparation entre vraie et fausse divinité.

C’est sans doute cette radicalité qui est à l’origine de l’endogamie absolue que prône le Deutéronome ; c’est aussi ce qui explique l’existence et le sens du « prosélyte » dans le judaïsme à propos de ceux qui les « rejoignent ; » des hommes et des femmes qui restent perpétuellement des prosélytes ! On dit par exemple, « Onkelos, le prosélyte » pour désigner ce remarquable disciple des sages, auteur du targoum Onkelos qui est unanimement apprécié et célébré par tout juif instruit !

On peut penser que ce second aspect vient du fait qu’il était apparu à Moïse, la nécessité de laisser du temps ; un temps qui est indispensable à la maturation de l’homme afin d’éviter l’échec qu’avait connu la tentative d’Akhenaton. Ce qui suppose des étapes dans la mise en œuvre de la construction ; c’est-à-dire instituer des mises à jour ou réactualisations au fur et à mesure de la formation de la nouvelle mimésis sociétale ; une formation qui s’annonçait dès le départ, nécessairement conflictuelle avec les autres mimésis.

Voilà pourquoi par exemple, une première réactualisation est intervenue cinq à six siècles après le début ; ce fut un ajustement majeur qui avait pour objectif essentiel d’accentuer et de renforcer l’écart d’avec les autres mimésis, tout en précisant davantage aussi le contenu et le cadre de la première distinction, celle qui portait sur vrai dieu et faux dieux avec comme corollaire, la distinction entre vraie et fausse religion.

Réactualisations.

Ce fut au VIIème siècle avant J.C., la « découverte » du Deutéronome par Josias, et la réforme que fit ce roi de Judée. Réactualisation, car on va retrouver dans ce livre des injonctions, des mots d’ordre et des radicalisations qui se trouvaient déjà dans L’Exode, dans le Lévitique et dans le livre des Nombres.

Cette première actualisation ne hissa cependant pas encore la distinction mosaïque au niveau de la radicalité de la réforme d’Akhenaton ; en effet, le monothéisme restait encore littéral, il était noyé dans une ritualité qui n’avait rien à envier à ce qui se pratiquait chez les peuples dont on se disait séparé. Le monothéisme n’était pas encore totalement conceptuel ; il était seulement intentionnel. C’est cette réactualisation qui allait faire faire un grand pas à l’œuvre de Moïse vers un monothéisme intégral sans toutefois l’atteindre pour autant, car un temps de maturation restait encore nécessaire. En effet, c’est la réforme de Josias sur la base du Deutéronome qui va imposer la centralité du culte au temple de Jérusalem, en faisant un dogme de cette centralité du temple qui devenait alors l’unique demeure de Yahvé. Du même coup, il y eut la suppression de tous les autres lieux de culte ; ceux qui étaient répartis sur tout le territoire du royaume furent interdits. Ce fut là, le premier pas vers le monothéisme cultuel.

Une seconde réactualisation intervint au Vème siècle avant notre ère à l’occasion de la déportation à Babylone, (cela eut lieu en trois étapes : 597 av. J.-C. ; 587 av. J.-C. et 582 av. J.-C.). Cette fois, la réactualisation fut consécutive à un drame. Ce fut un drame gigantesque, d’autant plus qu’il porta aussi sur le fruit de la précédente réactualisation. Non seulement le drame fit s’effondrer le temple – détruit – et sa centralité pour le culte, mais ce drame menaça également de faire disparaitre toute la construction, c’est-à-dire de faire disparaitre la « distinction mosaïque » en ses deux volets.

            Celui des dieux : vrai dieu et faux dieu ; c’est-à-dire la religiosité spécifique.

            Celui des hommes : peuple élu et ce que le judaïsme appelle « nations » jusqu’aujourd’hui ; c’est-à-dire une mimésis sociétale distincte.

La réponse que donnèrent les sages juifs à cette tragédie révéla la solidité de la programmation de Moïse, une programmation qui avait privilégié d’accorder du temps à la maturation des hommes ; une maturation accélérée[24] certes, mais qui ne put se dispenser du temps. Car, non seulement les deux volets furent préservés, mais aussi la réactualisation qui en découla conduisit à ce qu’on appelle aujourd’hui, le monothéisme théologique[25].

L’actualisation s’accompagna d’une réduction partielle et momentané certes, du ritualisme faute de Temple ; mais surtout, elle donna lieu à une virtualisation, celle qui consista à transférer les éléments des deux volets dont il est question ci-dessus dans une dimension conceptuelle qui n’excluait pas la dimension purement rituelle, mais qui dans cette nouvelle dimension, pouvaient s’en passer, si nécessaire, sans perdre l’essentiel comme le montra la suite des évènements jusqu’à une date récente. C’est bien ce transfert dans la virtualité qui a permis à la fois un rebond, une continuité, et surtout, une vision plus universaliste de la construction.

Ce rebond prépara également à l’actualisation suivante qui intervint quelques siècles plus tard encore, à la destruction du second Temple en l’an soixante-dix de notre ère… Il est vrai que là, l’actualisation consécutive à cet autre drame, avait pour but de régler aussi une déviation qui commençait à prendre corps de façon trop appuyée. Il s’agissait du Temple ; c’est-à-dire que le Temple prenait peu à peu la dimension d’une « divinité, » ce qui contrevenait absolument à la première distinction, celle d’Akhenaton, comme celle de Moïse.

Au fait, aujourd’hui, la « terre » ne prend-elle pas peu à peu elle aussi, la dimension d’une « divinité, » pour laquelle on est prêt à tuer … mais au nom de Dieu ?

Pour revenir à notre propos, ces réactualisations ont montré la solidité de la construction, redisons-le. Mais, alors pourquoi parler de « complexe de Moïse » ? La réponse est que je le fais pour deux raisons.

La première raison tient à l’observation initiale ; c’est-à-dire qu’elle découle de la dimension de l’œuvre d’Akhenaton ; je parle de ses dimensions, tant culturelle que cultuelle, ritualiste, mais aussi politique et sociétale. En effet, la distinction mosaïque ne peut prétendre se tenir à ce niveau, celui qu’a eu la réforme d’Akhenaton quel que soit le point de vue cultuel et politique… où on se place ; il y a donc comme un « complexe« , une « faiblesse » eu égard à la geste d’Akhenaton. Faiblesse ne doit pas être compris ici avec un sens négatif, mais plutôt comme une inadéquation fondamentale y compris sur le plan conceptuel, et bien sûr, sur le plan rituel également.

La seconde raison tient au second aspect de la distinction mosaïque, celle qui porte sur les hommes, peuples et nations. Cette distinction revient à une exclusion de fait, qu’on la place sous le nom de dieu ne change rien à cela. C’est une distinction qui ne peut être vue que comme une faiblesse, cette fois-ci au sens premier du terme. C’est une faiblesse sur le plan du fait humain, plan humain qui ne peut être qu’un et universel. N’est-ce pas cette faiblesse que cherchaient déjà à corriger, sans le dire, certains écrits de nombreux Prophètes, et cela depuis la Babylonie comme par exemple le Prophète Isaïe ? Correction que plus tard encore on a appelé la naissance de l’universalisme ; corrections que St Paul surtout, rationalisa et déploya comme l’une des dimensions essentielles du christianisme. Les déploiements de cet universalisme, ne sont au final que des efforts pour tenter de remédier à cette faiblesse sur le plan du fait humain. Curieusement – et paradoxalement – chercher à corriger cette faiblesse est à l’origine de bien des actes de prédations du judaïsme, du christianisme et de l’islam, y compris de nos jours.

C’est donc là, le complexe de Moïse. Mais pour notre propos, la prédation comme conséquence du dogmatisme dévoyé, ce complexe trouve un prolongement et une amplification avec le christianisme. Ce n’est pas le lieu ici de déployer[26] les raisons qui expliquent la distance qui existe entre ce qui est dit, le désir d’universalisme, et ce qu’induit concrètement et pratiquement, la prédation du dogmatisme chrétien basé sur le complexe de Moïse à travers notamment la mimésis sociétale.

Ce fut donc comme une méthodologie, le premier aspect de la prédation induite par le dogmatisme, que les bâtisseurs du vodoun ont dû rejeter avec véhémence et détermination.

SECOND PILIER : LE « COMPLEXE D’ALEXANDRE ».

Le second pilier de la prédation que les bâtisseurs du vodoun ont refusée est ce que j’appelle le « complexe d’Alexandre. » On connait l’histoire ; elle se déploie en deux volets : un mythe et un fait historique.

Le mythe.

Le récit précise que le monde appartiendrait à celui qui parviendrait à dénouer le nœud gordien. Ce nœud est, selon le mythe, celui qui permettait d’atteler deux bœufs à un char par l’intermédiaire d’un timon et d’un joug. Ce n’est pas la place ici pour revenir sur la première partie du mythe qui se conclut par l’installation du char avec le nœud, comme offrande, dans un temple de la ville de Gordium, capitale de l’ancienne Phrygie. Le challenge était donc de dénouer le nœud pour devenir le maître du monde.

Le fait historique.

En l’an 333 avant notre ère, quand Alexandre le Grand, roi de Macédoine conquit Gordium, capitale de la Phrygie, il fut mis au courant de l’existence du char et du récit du mythe qui promettait le monde à celui qui dénouerait le nœud. Il se fit conduire dans le temple où se trouvait le char ; là ne parvenant pas à le dénouer, de son épée, il trancha le nœud.

Depuis, cette action sert à célébrer Alexandre Le Grand dans le monde occidental au même titre que l’admiration que suscite son épopée. C’est une approche – trancher le nœud – qui se retrouve dans nombre de modes d’existences, et qui préside à l’action de nombreuses sociétés et cultures, le plus souvent associé, ou pas, à du dogmatisme religieux. Il s’agit d’instrumentaliser la force et ses moyens, comme voies de résolution de situations, mais cette solution débouche presque toujours sur de la prédation ; c’est la raison qui me fait parler de complexe d’Alexandre.

Comment comprendre la problématique de ce mythe ? Problématique qu’Alexandre, roi de Macédoine, résolut à sa manière, avec une épée.

Nous avons dans ce mythe, d’un côté le nœud, une structure complexe qui est réalisée par une personne, et qui pose un chalenge. Maitriser la complexité du nœud – le dénouer – représente le cœur de ce qu’on pourrait considérer comme un objectif didactique à atteindre. De l’autre côté, nous avons l’homme à qui le chalenge est destiné[27] ; mettre les deux en perspective, amène à considérer que la didactique s’adresse à l’homme. En d’autres termes, que l’homme dénoue le nœud est le but de la leçon ; la didactique revient à dire, que quand son développement aura atteint un niveau tel qu’il soit enfin capable de dénouer la structure, le nœud, l’homme accèdera à un état d’un rang plus élevé dans la création. C’est un repère qui signifie qu’à ce niveau de développement, le « monde » lui appartiendra. En d’autres termes encore, le mythe met en perspective le développement de l’intelligence de l’homme, sa maturité totale, le développement de ses capacités cognitives, et la possession effective du monde. C’est donc une programmation que donne le mythe en fixant un objectif. C’est ce qu’il faut comprendre.

Ce n’est donc pas mettre en œuvre n’importe quel moyen qu’il faut envisager. En effet, si le monde m’appartient par l’épée, celle-ci reste dans ce monde-là, et elle interviendra encore et encore… L’épée interviendra encore, je peux en être assuré, et nous irons alors d’un monde d’épée à un autre monde d’épée !

C’est hélas, ce que nous faisons depuis des millénaires. L’erreur fondamentale, y compris de nos jours à travers notre quotidien d’individu comme à travers celui des nations, est que celui qui possède l’épée pense naïvement, qu’il en sera toujours ainsi, qu’il détiendra toujours ce moyen pour résoudre[28] tous les problèmes qui se posent ou se poseront à lui. C’est la raison qui me fait parler de complexe ; le « complexe d’Alexandre » signe une faiblesse, y compris conceptuelle car cela consista à traiter la problématique par l’épée ; ce n’est pas le sens du mythe, mais il faut comprendre.

En effet, le nœud, « construction » humaine, n’est pas un problème insoluble par nature. Par ailleurs, un problème insoluble pour l’homme d’aujourd’hui, peut attendre que l’homme de demain devienne capable de le résoudre, si c’est une question de capacité ; dans ce mythe, c’est le cas du nœud fait par l’homme.

Là aussi, le principe de réalité (Lêgba) doit jouer. Mais pour cela, il faut répondre à la question : que signifie posséder le monde ? C’est cette question qui doit découler d’une bonne compréhension de la problématique que pose le mythe.

Dans son ouvrage[29], Le nœud gordien, Georges Pompidou considérait les défis qui se posaient à son époque comme une problématique de type nœud gordien, mais dans son sens ordinaire de problèmes insolubles.

UNE CONCATÉNATION.  

C’est le christianisme qui va réunir les deux complexes de façon institutionnelle et radicale, celui de Moïse et celui d’Alexandre. Le christianisme n’est aucunement à l’origine de ces deux complexes, ces deux voies de la prédation, mais c’est lui qui va leur donner une dimension quasi divine après sa victoire sur l’empire romain dont il prend la place, la suite, et la stature. Le christianisme a fait cela, mais en déléguant le complexe d’Alexandre aux structures politico-étatiques sous sa férule, celles qui relèvent de sa mimésis sociétale, et encore aujourd’hui. « L’épée des États doit être aux services de la foi » pourrait être la règle de fonctionnement. Une règle qui va subir des modulations pendant des siècles. L’expression, « hors de l’Église, point de salut !  » d’ecclésiale à son origine en l’an 250 environ, est devenue peu à peu théologique, pour passer vers la fin des années quarante, dans la clandestinité pourrait-on dire, à partir de l’affaire Feeney[30]. En effet, si la formulation est rejetée avec vigueur, son esprit et sa dimension théologique demeurent ; il suffit pour s’en convaincre de reprendre les constitutions dogmatiques du concile Vatican 2, en particulier, la constitution dogmatique Lumen Gentium.

Mais surtout, le judaïsme et le christianisme ont généré une structure sociétale, une mimésis sociétale, dans laquelle les deux complexes interviennent sans toujours se référer à la distinction théologique des origines, celle qui fut initiée par Akhenaton. Ils y sont implicites et interviennent comme une seconde nature dans ces mimésis ; rien de plus redoutable qu’une « seconde nature, » elle se suffit du ritualisme ; redoutable car la réflexion est y exclue !

On voit donc ce que les bâtisseurs du vodoun pourraient avoir cherché à éviter à tout prix. Nous pouvons poursuivre la réflexion pour tenter de mettre en lumière d’autres facettes éventuelles de la problématique qui se posait à eux.

POUR ALLER PLUS LOIN.  

Il convient, pour aller plus loin, de reprendre brièvement l’analyse de l’action d’Akhenaton dans sa motivation, dans sa finalité et dans son résultat. En d’autres termes, il faut nous poser la question de savoir quelles sont les options éventuelles qui s’offrent à qui veut se faire un disciple et un continuateur d’Akhenaton comme le serait Moïse par exemple. C’est-à-dire une personne qui doit prendre des dispositions dans son entreprise pour éviter l’échec, et ainsi en garantir la réussite[31].

En fait, seules deux options se présentent au choix d’une telle personne. Mais commençons par préciser que l’idée d’un Dieu unique est plus ancienne ; au moins en tant que concept fondamental, cette idée se retrouve dans bien des textes très antérieurs à Akhenaton.

Première option.

La première option est connue, c’est celle qu’avait retenue Moïse, car christianisme et islam ne sont que des modulations de cette première option, même si leurs altérités sont très profondes et originales par certains de leurs côtés, et surtout par leurs dimensions actuelles. Rappelons les éléments constitutifs de cette option.

            * – La distinction qui est faite entre vrai dieu et faux dieu. Elle nécessite une mimésis sociétale propre, d’où en conséquence : la nécessité d’un peuple spécifique distinct ; c’est là, la raison de la création d’un peuple « élu » qui doit se situer face aux autres peuples. Il faut préciser ici que la fonction psychologique d’un « ennemi » n’est pas à négliger dans l’effort didactique et dans la combativité de ceux qu’on veut piloter ; parfois, la prédation peut consister dans un premier temps à « créer » cet ennemi.

            * – Un peuple qui doit élaborer une mimésis sociétale capable de réaliser les deux distinctions, celle qui passe entre les dieux et celle qui passe entre les hommes.

La conséquence de l’ensemble est le dogmatisme religieux, mais un dogmatisme qui instrumentalise à un niveau jamais atteint probablement, la nature prédatrice de l’homme. On comprend que cette option débouche sur la prédation régulière et généralisée qu’on retrouve toujours dans l’option mosaïque et dans les deux modulations qui en sont issues, et cela de façon continue ; mais ce sont des prédations qui connaissent des phases à intensités variables.

Cette option fait fonctionner également des modes d’existence qu’elle a générés, mais qui se sont découplés plus ou moins profondément de la fonction cultuelle religieuse sans pour autant cesser de promouvoir la prédation ; c’est le cas notamment dans une grande partie de l’Europe actuelle.

La question est de savoir si, à partir de l’œuvre d’Akhenaton et de son échec, on pouvait faire appel à une autre option que celle que retint Moïse.

La réponse est oui, comme nous allons le voir. Une autre option est possible en effet, qui donne lieu elle, à une construction qui lui est propre y compris par la mimésis sociétale qu’elle s’emploie à générer sans pour autant appeler à une distinction qui passe entre les hommes et les sépare.

Deuxième option.

La possibilité de cette seconde option peut se comprendre également à partir des caractéristiques de l’œuvre d’Akhenaton ; mais d’emblée, elle va beaucoup plus loin sur le point fondamental de la pensée du pharaon, c’est-à-dire plus loin sur la distinction entre vrai dieu et faux dieu. En effet, Akhenaton fit du disque solaire Aton, le seul vrai dieu et modula une nouvelle religion centrée sur ce disque. Il s’agit sur ce point, d’abord d’une « épuration » du panthéon.[32]

Dans l’option qui nous occupe, l’option n° 2 appliquée au vodoun, il n’est considéré aucun panthéon ; non, il y a Dieu, et tout le reste. Un reste qui n’est pas lui, et qui au mieux, donne corps à des outils. La distinction est : Dieu d’un côté, unique absolu, inconnaissable,[33] et de l’autre, tout le reste… qui ne peut être dieu. (Et c’est là que nous retrouvons les bâtisseurs du vodoun avec le concept Mawu).

Ce n’est donc pas une vraie distinction à ce niveau mais la reconnaissance d’un absolu qui est unique. Il ne s’agit plus de « trier » des divinités pour en proclamer une qui serait l’âme d’une vraie religion ; ce qu’avaient fait Akhenaton et Moïse.

Pour l’option 2, je le redis : il y a Dieu, et c’est tout !

Une remarque :

Nous sommes là dans une conception dualiste absolue ! Le dualisme dans cette option est d’une pureté qu’aucun système – religieux ou pas – n’a encore atteint. En effet, nous avons Dieu d’une part, et ce qui n’est pas lui, de l’autre ; le lien entre les deux, c’est le continuum de potentialités[34].

Il n’y a pas un monde angélique et diabolique… ou je ne sais quoi encore, peuplé de cette faune que seraient les anges, la cohorte de diables… qui pullulent[35] dans l’imaginaire et l’imagerie du judaïsme, du christianisme ou encore de l’islam, mais aussi de l’Hindouisme… Toute une faune qui pollue le dualisme véritable.

En dehors de cette reconnaissance absolue d’une divinité unique, cette option ne peut proposer aucune religion qui serait à son niveau, comme Akhenaton et Moïse l’avaient fait dans leurs actions pour les deux vrais dieux qu’ils avaient retenus. Nous retrouvons encore ici l’absence de culte pour Mawu ; absence que plusieurs auteurs ont déplorée depuis plus d’un siècle sans comprendre.

Remarque.

Je parle là de dualisme que je dirais théologique ; en fait c’est le seul dualisme véritable ! L’autre, le dualisme qui concernerait le corps et l’esprit n’est qu’une vue de l’esprit, ou pire, une hypocrisie. Ce dualisme-là ne peut en aucun cas, être pris au sérieux. En effet, je ne vois pas la beauté, la bonté, la charité, la justice, la haine, la compassion, la fureur, la joie… se promener toutes seules dans les rues ! Il faut un corps pour les porter et leur donner existence, et donc leur permettre d’entrer en interaction ! Le corps est incontournable… simple question de bon sens encore !

UNE DISTINCTION SECONDAIRE.

Il y a cependant une distinction également dans l’option 2 ; elle intervient au niveau de ce que nous avons appelé « tout le reste ! » qu’on peut rendre encore par création. Cette distinction est une nécessité, étant donnée la nature ritualiste de l’homme ontologiquement parlant, étant donné également le besoin absolu de sa croissance complète.

La distinction est d’ordre magistériel ; nous verrons pourquoi il ne peut en être qu’ainsi. Elle concerne le magistère de la foi et le magistère de la raison ; ces deux données doivent être considérées sur le plan ontologique de l’Être humain, et seulement là. Il ne s’agit pas de la foi qui serait la reconnaissance et la célébration de l’unique divinité, car cette reconnaissance-là n’est ni d’ordre rituel ni d’ordre ontologique, si nous nous référons par exemple au signifié de Mawu, ou encore au contenu d’Exode 33.

Les deux magistères qui sont distingués dans cette seconde option ne peuvent donc pas concerner Dieu.

La question demeure de savoir qu’elle est la finalité d’ensemble. Or cette question concerne autant la seconde option que la première. En fait, la question concerne l’action d’Akhenaton, celle de Moïse et de tous les systèmes qui en découlent. En effet, la seule reconnaissance de Dieu ne suffit pas, y compris l’adorer ; il faut savoir ce qu’Il peut être, même si on ne peut L’atteindre. Il faut accéder aussi à la raison pour laquelle l’homme doit posséder ce savoir. Nous y reviendrons. Reprenons notre examen de la seconde option.

La distinction magistérielle de cette option porte sur deux caractéristiques ontologiques de l’homme qui sont la ritualité et la propension à s’interroger. Ces deux caractéristiques se placent dans ce que nous venons de dire concernant ce qui rend la distinction nécessaire quand on se situe du côté de l’homme, et seulement là.

Au niveau de la première caractéristique, se déploie la foi cultuelle et ritualiste, mais comme cela ne peut concerner aucune divinité véritable, cette foi s’adresse à des objets-outils, des concepts… avec lesquels le rituel établit un contrat précisément parce ce n’est pas en direction d’une divinité véritable ! C’est un magistère de la foi qui est essentiellement sous la forme de contrats ; le rituel organise donc la mise en œuvre de ce contrat. Ce n’est donc pas une foi comme celle que le christianisme ou le judaïsme, appellent la foi théologale.

Quant à la propension à s’interroger, la seconde caractéristique, c’est le magistère de la raison qui la met en exergue. Il le fait pour organiser la cognition en dehors de tout acte de foi ou de croyance, sauf à considérer, et donc à croire, que ce magistère est le seul qui permet à l’homme d’accéder à la connaissance.

Il semble que nous soyons là en présence de l’option qu’auraient retenue les bâtisseurs du vodoun, s’ils devaient chercher à éviter l’échec qu’avait connu l’action d’Akhenaton, et s’ils avaient le même objectif que le pharaon, mais également s’ils avaient cherché à éviter absolument la prédation inhérente aux deux distinctions de Moïse. En effet, nous avons :

            1 – la proclamation d’un dieu, unique créateur qui conceptuellement se positionne comme ce à quoi l’homme peut avoir connaissance grâce au principe de raison, mais qu’il ne peut atteindre ; nous avons dit que c’est d’un niveau conceptuel inégalité. Il s’agit de Mawu.[36]

            2 – Des outils, objets-concepts qui sont dits « vodoun, » qu’il ne faut surtout pas traduire ni considérer comme des « divinités, » comme l’ont souligné tous ceux qui ont étudié attentivement le système vodoun ; c’est le cas par exemple de Bernard Maupoil.

Ces deux points ne constituent pas une distinction à la manière de celle d’Akhenaton ou de Moïse, mais ils représentent des fondamentaux dont seul le second concerne l’homme en actes, alors que la « connaissance » du premier est une visée.

L’option n° 2 présente ainsi une distinction à sa manière, c’est celle qui porte sur les deux éléments : la ritualité à travers le magistère de la foi, selon ce que nous venons de dire ; et la propension à s’interroger à travers le magistère de la raison.

Le premier magistère satisfait à la ritualité de l’homme comme un élément incontournable de sa nature ; un élément qui est par ailleurs le pilier de la mimésis sociétale qui constitue la trame de son existence. Dans le vodoun, ce magistère sert de porte d’entrée à la conquête des fondamentaux du système. Ce magistère diffère structurellement et conceptuellement de la foi selon la démarche d’Akhenaton, de Moïse et de celle de ses avatars comme le christianisme et l’islam. Redisons que la différence porte sur le fait que l’acte cultuel ne s’adresse pas à la divinité, nous en avons examiné les raisons.

Le second magistère est celui de la raison. Sa fonction est d’organiser la cognition en veillant à en tenir la méthodologie hors de toutes croyances et de tout argumentaire de foi.

Cet ensemble est l’œuvre des bâtisseurs du vodoun ; une œuvre conçue entièrement et totalement dans l’oralité en distinguant précisément ce qui relève des concepts et de la raison, de ce qui relève de la ritualité de l’homme, mais surtout en laissant un rôle actif sans tuteur à l’homme dans chaque cas.

UNE MISE AU POINT ESSENTIELLE.

À ce point du propos, il me faut préciser que je ne dis absolument pas que les bâtisseurs anonymes du vodoun avaient retenu cette seconde option ; je n’en sais absolument rien !

Je dis expressément par contre que tout le contenu du vodoun, mode d’existence, tel qu’il apparait dans notre parcours, correspond point par point aux éléments de constructions conceptuelles et pratiques qui découlent de cette seconde option, y compris dans leurs conséquences, notamment l’absence d’instrumentalisation des penchants de l’être humain pour en faire des outils de prédation.

Il s’agit donc d’une conjecture qui s’appuie sur des données effectives, dès lors que nous considérons des bâtisseurs qui ont choisi de rester anonymes.

Plus précis encore :

Par ailleurs, je dois ajouter que cette seconde option peut s’élaborer sans aucune référence à la révolution d’Akhenaton ni aux deux distinctions de Moïse.

La seule pensée conceptuelle animée par la connaissance fine de l’être humain peut la produire dès lors qu’on se fixe comme objectif l’accès de l’homme à l’humanisme entendu comme ce qui place l’homme intellectuellement au-dessus de tout ce qui fait la création. Cela peut être le choix aussi de ceux qui sont à l’origine de ce que nous appelons vodoun, mode d’existence, les bâtisseurs, les fils de la pensée, qui n’auraient rien à voir avec les distinctions d’Akhenaton et celles de Moïse. Il leur aurait suffi de partir de la définition Mawu, le dualisme absolu, qu’ils avaient conceptualisé, c’est-à-dire Dieu d’un côté et tout le reste de l’autre, et d’en tirer toutes les conséquences logiques ; ces conséquences sont ce que nous retrouvons dans les fondamentaux du vodoun, mode d’existence, leur œuvre.

UNE CONCLUSION.

Mon sentiment est que l’œuvre des bâtisseurs du vodoun relève plutôt de ce second aspect plus fondamental, conceptuellement parlant, et non d’une conséquence de l’échec d’Akhenaton comme l’est l’œuvre de Moïse. Ils ont fait, ces bâtisseurs, une œuvre totalement autonome et fondée sur une réflexion approfondie. En effet, si on prend la construction de Moïse, on y retrouve très rapidement les séquelles de la démarche d’Akhenaton, soit pour le sublimer, par exemple la distinction entre vrai et faux dieu ; soit pour l’ostraciser. On retrouve ainsi dans certains textes de l’hébraïsme comme les psaumes par exemple, des éléments qui viennent de l’Égypte pharaonique, mais aussi des appels à un rejet absolu de tout ce qui vient d’Égypte ou qui se fait en Égypte… Dans le vodoun nous n’avons rien qui pourrait relier la construction à la mimésis égyptienne. Le vodoun est une œuvre gigantesque, réalisé par des auteurs anonymes, qui partent d’un dualisme absolu : Un Dieu, Mawu, formalisé par le principe de raison et défini comme ce que nul ne peut atteindre. Les conséquences sont :

Absence de culte pour Mawu.

Absence de mysticisme, entendu comme une relation individuelle et personnelle avec le Tout-Puissant.

Absence d’eschatologie.

Une définition de l’Être qui englobe tout ce qui n’est pas Dieu, la création, mais aussi l’Être-Suprême.

Un mythomoteur et une mimésis sociétale fondés sur un dualisme absolu.

Une distinction magistérielle qui concerne uniquement le second pan du dualisme, tout ce qui n’est pas Dieu, et qui est fondé sur les deux principales caractéristiques de l’homme : le ritualisme et la propension irrépressible à s’interroger.

– Une cognition qui est basée sur l’être, et seulement sur lui.

Nous sommes loin, très loin de la distinction d’Akhenaton comme de celle de Moïse, parce que cette construction ne peut instrumentaliser quoi que ce soit de l’être pour amplifier la nature prédatrice de l’homme. Toute cette réflexion est une manière de reconnaissance et d’hommage à ceux qui ont imaginé et construit ce système que nous appelons vodoun.

LA FINALITÉ ULTIME.

Il y a un gigantesque pourquoi auquel nous devons nous intéresser au nom du bon sens élémentaire, l’outil auquel nous avons constamment fait appel. Ce pourquoi concerne aussi bien l’œuvre d’Akhenaton que celle de Moïse, mais il concerne également l’enseignement de Jésus et de Mahomet. L’interrogation porte sur la question de la finalité que poursuivent toutes ces démarches y compris la seconde option. Certes, avoir la foi et s’en servir comme guide, autant pour la construction personnelle que pour la société et la mimésis sociétale est une raison suffisante ; avoir la foi en un Dieu peut procéder du dessein de ce Dieu. Mais tout cela ne peut constituer une justification suffisante ; car, si la ritualité est satisfaite parce que mise en œuvre, et parce qu’elle apporte la plénitude, il reste la propension à s’interroger pour atteindre la plénitude ontologique. Voilà pourquoi, la finalité ultime peut être d’avoir accès à ce que recouvre le terme dieu, quelle que soit la facette qu’on choisit de privilégier. En effet, véritablement, ni Akhenaton ni Moïse ni aucun fondateur de religion tel Jésus ou Mohamed… ne nous apprennent véritablement ce qu’est Dieu ; il ne s’agit pas d’y accéder, Exode 33 est clair sur ce point, de même que le Tao dans une perspective moniste, ou encore le signifié du terme Mawu… mais d’en avoir une connaissance qui résulterait de la propension ontologique de l’homme à s’interroger. Or cette connaissance ne peut venir que du magistère de la raison, et en aucun cas du celui de la foi ! Ce que nous apportent Akhenaton, Moïse, Jésus …etc. relève uniquement du magistère de la foi ; méthodologiquement, la raison ne se situe pas à ce niveau !

Nous sommes donc loin, très loin d’avoir cette connaissance qui ne peut venir que de ce que nous considérons comme les sciences exactes aujourd’hui. C’est-à-dire, une connaissance qui, une fois établie, ne dépende pas des opinons ou des croyances ou des confessions et adhésions. Il faut que ce soit donc une connaissance dont le seul paradigme vienne de l’axe Est-Ouest tel que le vodoun le définit ; il faut que ce soit une connaissance objective. Mais, cela ne suffirait pas ; ce ne serait pas suffisant de savoir ce qu’est Dieu ; il faudrait encore que nous puissions saisir à quoi une telle connaissance nous « conduirait » et nous « servirait. » Le gigantesque pourquoi évoqué ci-dessus se déploie donc en deux facettes, à savoir accéder à la connaissance, et comprendre la finalité d’une telle connaissance. Ces deux aspects ne peuvent être accessibles que par le magistère de la raison, de la distinction magistérielle, celle que préconise et met en œuvre le vodoun. Le déploiement des deux aspects de la question ne relève pas de notre propos actuel. Notons seulement que l’approche qui y conduit ne peut prendre que le chemin de la cognition. Plus précisément la réponse à ce gigantesque pourquoi en ses deux volets ne peut provenir, redisons-le, que du magistère de la raison, en écartant les opinions, aussi enrichissantes soient elles, mais aussi en écartant les convictions, quelle qu’en soit la nature. L’outil est donc, comme nous l’avons vu, de l’ordre de ce que nous appelons aujourd’hui les sciences exactes, c’est-à-dire une science telle que les résultats qu’elle donne, une fois établis doivent se passer de tout tuteur, sans exceptions.

Pour nous résumer sur le point des distinctions, nous pouvons envisager pour terminer, le schéma suivant ; schéma sur lequel nous regroupons la démarche d’Akhenaton et les deux options possibles qui peuvent permettre d’éviter l’échec qu’avait connu la démarche du pharaon. Reste bien sûr, le gigantesque pourquoi. Le schéma suivant résume tout ce que nous venons d’examiner.

                                                                                                          © Paul Aclinou

Nous pouvons reprendre le cours de notre propos pour examiner la dernière facette que les bâtisseurs du vodoun, les fils de la pensée, avaient mis en œuvre pour assurer le succès de leurs constructions : la facette qui laisse le temps qui est indispensable à la maturité de l’homme ; c’est une nécessité.

LA CONTRACTUALISATION.

Nous avons souligné à plusieurs reprises que la contractualisation est la règle dans le fait religieux ; il semble que c’est également une conséquence du refus du dogmatisme. Mais elle découle tout naturellement de la distinction qui relève de la seconde option que nous venons d’examiner, en cela que si dans « tout le reste, » il n’y a aucune divinité, alors, aucune adoration ne peut se situer à ce niveau[37]. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la contractualisation ne remet pas en cause l’acte de foi qui signerait la reconnaissance d’un Être-Suprême créateur, comme nous l’avons montré en déployant la notion même d’Être-Suprême Mawu et sa perception. C’est au niveau de cette dernière qu’il y a spécificité dans le vodoun.

Contractualisation veut dire aussi responsabilité et donc conscience de soi ; c’est donc formateur d’une prise de conscience de sa place et d’altérité pour peu qu’on ait conscience de sa personne ; c’est la condition.

Quand on considère la première affirmation de l’argument ontologique selon Saint Anselme de Cantorbéry et le signifié du terme Mawu, il y a une identité rigoureuse comme nous l’avons déjà souligné, sauf que le vodoun se place d’abord du point de vue de la capacité humaine de cognition objective. Le vodoun se démarque ainsi radicalement au niveau de la pratique, que ce soit par la conséquence qui découle de cette reconnaissance[38], ou bien que ce soit par l’action religieuse au quotidien de l’individu, c’est-à-dire la réalité de la contractualisation qui nous occupe.

Le vodoun ne met pas seulement en pratique le refus du dogmatisme orienté et dévoyé ; il souligne en quelque sorte l’éminence du dogmatisme véritable, c’est-à-dire celui qui affirme la capacité cognitive de l’homme en privilégiant le seul paradigme véritable qui est la raison. En d’autres termes, seule la possibilité d’accès à la pensée compte pour les bâtisseurs du vodoun. La raison, et seulement elle, doit être prise en compte véritablement.

Il ne faut pas se laisser induire en erreur par la réalité quotidienne, car celle-ci reflète davantage la mimésis sociétale et la nature ritualiste de l’homme que les fondamentaux, qui dès lors sont en attente. Nous le voyons à travers la caractéristique générale du cultuel, c’est-à-dire la contractualisation qui y est la règle. Nous le voyons également dans la mise en œuvre de l’art divinatoire selon Fa, à travers notamment, la possibilité de refus du dou par l’individu, possibilité qui est laissée à sa seule discrétion, mais qui pourtant, n’est nullement arbitraire ; il faut qu’on y applique la raison. C’est encore la pensée qui est mise en avant.

Il apparait que les bâtisseurs du vodoun ont poussé très loin leur réflexion sur le dogmatisme véritable ; ils l’ont fait en ayant comme unique objectif, l’homme dont ils connaissaient aussi bien la nature que ses capacités ; ils ont bâti ainsi un système qui tient compte de cela mais en fournissant leur vision sur les moyens d’aller de l’avant. C’est le cas par exemple de l’art de la cognition à travers les axes et les interactions. Ils avaient semble-t-il, un souci constant : éviter à tout prix la prédation, incontournable dans un dogmatisme orienté.

Nous pouvons parcourir brièvement l’histoire de notre humanité ; par exemple, nous pouvons porter le regard sur notre histoire des trois ou quatre derniers millénaires. L’essentiel de la vie de nos sociétés repose sur des dogmatismes qui sont fondés sur des figures dont trois ou quatre majeures ; ce sont : Moïse, Bouddha, Jésus et Mahomet. 

Ce n’est pas le dogme qui s’est installé à partir de leurs propos qui pose problème, mais ce que l’homme en a fait et continue d’en faire au quotidien, y compris par l’intermédiaire des modes d’existence qu’ils ont générés.

Il suffit de considérer simplement le dernier millénaire pour frémir devant ce que les zélateurs de ces quatre figures ont fait endurer à l’homme en de multiples périodes et en divers lieux[39]. Cette prédation est aussi ce que nous apprennent des travaux d’historiens, comme Arnold J. Toynbee, mais il n’est pas le seul. Dans tous ces cas, ce ne sont pas les enseignements qu’ont dispensés ces figures qui posent problème en général, mais ce que nous en avons fait, en commençant par les transformer en dogmes religieux, qui à leur tour, débouchent sur des modes d’existence dogmatiques dans lesquels le fait religieux peut ne plus apparaitre explicitement, comme c’est le cas en Europe actuellement. En effet, ce n’est pas d’écrire la loi qui est l’essentiel[40], mais d’assurer sa mise en œuvre, car cette mise en application est tributaire de la nature de l’homme et des modes d’existence. Ceux-ci intègrent au premier chef la nature prédatrice de l’homme.

Quand la loi, ainsi enchâssée dans le mode d’existence, est pilotée par le dogme que nous avons bâti autour de ces figures, les résultats peuvent donner le frisson, car sa dynamique est décuplée dans toutes ses facettes. C’est sans doute, conscients de cela, et le jugeant inévitable quand on institue une figure de proue, que les bâtisseurs du vodoun ont opté pour l’anonymat.

C’est une attitude qui paraissait indispensable selon eux, au rejet farouche du dogmatisme, source de prédations à l’extrême. En adoptant cette attitude, il semble là encore, que ce soit une autre conséquence qu’ils aient tirée du signifié de Mawu, l’Être-Suprême. (Ce que nul ne peut atteindre).

Le judaïsme dit « quand il est l’heure de combattre pour Dieu, on peut violer la loi de Dieu« . Est-ce vraiment pour Dieu qu’un tel combat est mené ? Et en quoi Dieu aurait-il besoin que l’on combatte pour Lui ? N’est-ce pas in fine, considérer Dieu comme un vulgaire roi, empereur, ou autre potentat… qui eux ne sont ce qu’ils sont, que parce qu’il y a des hommes et des femmes qui acceptent qu’il en soit ainsi ? En d’autres termes, un tel « combat » n’est-il pas simplement la négation de fait, de la toute-puissance divine ? Peut-être n’en n’avons-nous pas conscience !

Le christianisme dit[41] « Tuez-les tous, Dieu reconnaitra les siens ! » Mais alors, qu’est-ce qu’il y a dans la Création qui n’est pas à Dieu ? Ou alors, de quel Dieu parlons-nous ?

L’islam dit « Tuez-les… on vous donnera vierges et délices au Paradis !« 

Mais alors, où est l’esprit ? Où est la spiritualité ? Où est l’Homme ? Et la femme ne servirait-elle qu’à ça… la femme, l’unique « logiciel » que nous ayons pour aller d’un être humain au suivant ?

Alors, non ; on ne peut pas prier comme le faisaient certains tous les matins, il n’y a pas si longtemps encore : « Seigneur, je te remercie de ne pas m’avoir fait femme ! »

La pensée de la Grèce antique et l’hindouisme nous disent que l’humanité va d’Âge en Âge ; quatre âges au total doivent être parcourus, le dernier est l’âge de fer[42], le Yuga de Kali, celui dans lequel nous serions ; ce serait aussi celui dans lequel les hommes seraient de plus en plus mauvais… préfiguration de la disparition de cette fournée…

Mais alors, quelle est cette perspective pour une humanité qui ne peut aller qu’en devenant de plus en plus mauvaise, de plus en plus détestable, passant d’un âge d’or, puis d’agent, puis de bronze pour finir, totalement pourrie, à un âge de fer…celui de la prédation extrême ; celui où seul ne compterait que « le droit des nations »… Même une bête aurait des retenues.

Alors, non ! Non, pour une telle désespérance.

Tel est, semble-t-il, le message de ceux qui ont construit le vodoun ; eux qui croyaient à l’espoir et qui portaient l’espérance chevillée au corps, nous pouvons en être certains.

Pour finir … vraiment !

Pour finir vraiment mon propos, il me reste à avouer une préoccupation. Elle porte sur le fait que j’ignore si les bâtisseurs du système vodoun ont eu raison d’écarter résolument le dogmatisme et la prédation qui lui est indissociable. En effet, je dois dire que jusqu’à présent, notre parcours depuis dix ou quinze mille ans montre que nous n’avons eu que le dogmatisme pour cerner même imparfaitement, une caractéristique de l’être humain, celle de ne pas pouvoir refuser d’aller « regarder derrière une porte » s’il pense qu’il y a quelque chose derrière cette porte, quel qu’en soit le coût pour lui ; et cela, même s’il court un risque mortel et qu’il le sait[43]. Pire, il ne peut pas s’empêcher de le faire même s’il sait qu’il met d’autres en péril.

Le dogmatisme nous a servi à encadrer cela, même en ayant recours à l’unique solution que nous ayons trouvée pour régler un problème : la guerre. La parade à cela fut et reste encore le dogmatisme dévoyé, celui des religions, mais aussi celui de tous ceux, individus ou systèmes, qui sont persuadés de détenir une « vérité ». Ce dogmatisme-là se veut un raccourci ; c’est sans doute cela le raccourci qu’ont refusé les bâtisseurs du vodoun, préférant donner le temps à l’homme de parvenir à une humanité apaisée. Cela ne peut être possible qu’en chevauchant le concept amêdjro.

C’est donc un pari qu’ont fait ceux qui ont bâti le système vodoun en écartant le dogmatisme dévoyé, pour privilégier un chemin plus long, plus périlleux aussi, car quel que soit le chemin raccourci, le ritualisme et la nature prédatrice de l’être sont incontournables. Et seule une prise de conscience qui place l’homme au niveau le plus élevé dans le conceptuel peut servir de garde-fou.

Voilà sans doute pourquoi, ils ont fait le pari de la contractualisation et de la primauté de l’Être, c’est-à-dire amêdjro, personne désirée…

L’autre est désiré en tant qu’Être ; il est désiré par le seul fait qu’il EST ! Ensuite, ensuite seulement le relationnel peut entrer en ligne de compte.

Pour autant, nul ne peut dire s’ils ont eu raison, quand bien même, on admire qu’ils aient placé l’Être à un si haut niveau de conceptualisation.

REMERCIEMENT

Je voudrais terminer par un remerciement, un remerciement qui s’adresse à deux personnes : Monsieur Hountondji Rodolphe, le président de l’association, pour avoir pris l’initiative de me contacter et de m’inviter pour cette conférence, reportée, m’offrant ainsi l’opportunité de cet échange ; je l’en remercie. La seconde personne est ma compagne, littéraire, et intraitable quant à la langue écrite et au style ; comme première lectrice de ma prose, je lui dois de rester dans la rigueur de l’expression. Tous les manquements éventuels sont de mon fait, je m’en excuse. Bien entendu, je reste disponible pour des échanges, si la question se pose après lecture.

Le texte de cette réflexion fait partie d’un ensemble ; merci de ne pas le reproduire sans autorisation. © Paul Aclinou

ANNEXES

Quelques définitions.

Une définition : mythomoteur.

Nous pouvons définir un mythomoteur comme l’ensemble des concepts, des croyances, des mythes et des attitudes mémorielles ou factuelles, sur lesquels un peuple, une société, un groupe humain, ou même un individu… se fonde pour réaliser le nourrir son corps et le nourrir son esprit, tant au niveau de l’individu qu’à celui du groupe. Le mythomoteur structure ainsi les relations au sein de la société, comme il détermine et oriente ses interactivités avec d’autres groupes, peuples ou sociétés.

Voici quelques exemples de modes d’existence. (© Paul Aclinou)

Nous allons tenter de cerner la différence de fonctionnement entre les deux premiers, le mode d’existence du vodoun et celui du christianisme.

Fonctionnement du mode d’existence vodoun : (© Paul Aclinou)

Fonctionnement du mode d’existence chrétiens : (© Paul Aclinou)

Celui du vodoun répond à une conceptualité absolue tandis que celui du christianisme répond à une ritualité absolue.

La mimésis sociétale.

La mimésis sociétale est un élément important qui intervient dans la mise en œuvre des composants du triptyque. Il intervient également dans la structuration du vodoun, fait religieux ; et là, nous sommes dans le cas général, car il fait corps avec tous les systèmes de croyances qui existent. Souvent, il conforte également le vodoun, mode d’existence.

            Définition.

Nous pouvons définir la mimésis sociétale comme une structure de pensée qui, chez l’individu comme dans le groupe social, calque les constructions mentales sur la structure, l’organisation et les mécanismes de fonctionnement de la société, ou sur seulement certains aspects de ces éléments. En particulier, il peut s’agir des prérequis et des ressentis qui sont à la base du fonctionnement des sociétés.

Cette structure de pensée, la mimésis sociétale, suit les évolutions de la société et celles de son parcours, selon les objets mentaux que sont les croyances, les mythes, les espoirs et les craintes, les tensions… toutes choses que les hommes utilisent comme tuteurs de leur existence et de leurs actions, et qui forment le socle des modes d’existence dont ils relèvent. Cela est d’autant plus fortement prenant que l’individu n’est pas sevré.

Une remarque.

Fa est inscrit à l’Unesco depuis 2008 au titre du patrimoine immatériel de l’humanité ; c’est une excellente chose. Mais à mon avis, l’ensemble de la construction par sa didactique et par son niveau conceptuel peut aussi prétendre à cet honneur.

Le texte de cette réflexion fait partie d’un ensemble ; merci de ne pas le reproduire sans autorisation. © Paul Aclinou            (Cléo SGDL)

Paul Aclinou (En savoir un peu plus sur moi) : Un homme, une culture (interview de 2019) 

Ou

VOIR AUSSI :

https://adacpaul.wordpress.com/author/adacpaul/

Diplômes :

            Doctorat d’État Es-Sciences.

            Licence de théologie (baccalauréat canonique)

Paul Aclinou est né au Bénin, (alors le Dahomey) ; après le baccalauréat, il passe quelques années à Dakar, au Sénégal avant de rejoindre la France où il prépare et soutient une thèse de doctorat d’État en Sciences Physiques, mention chimie.

Ses activités professionnelles d’enseignant-chercheur (Université de Reims, Algérie puis Reims à nouveau) – synthèse totale en chimie organique ; études et synthèses de substances chimiques biologiquement actives d’origine végétale- sont conduites en parallèle avec une réflexion sur l’Homme et sa société ; réflexion qui a pour point de départ la culture et la pensée des peuples du golfe du Bénin : le vodoun. C’est cette culture, la sienne qu’il invite à découvrir en profondeur.

Cette réflexion sur l’homme se porte également en direction du christianisme ; intérêt qui est concrétisé par une licence de théologie.

Bibliographie. (Extrait)

Aclinou, Paul ; Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie. Le continuum de potentialités ; Les Impliqués, L’Harmattan éditeur, Paris 2016. (Noté LCLV dans le texte.)

Aclinou, Paul ; Une pédagogie oubliée : le vodou ; L’Harmattan éditeur, Paris 2007.

Adjou-Moumouni, Basile ; Le code de vie du primitif ; t.1 à 4. Édit. Ruisseaux d’Afrique, Cotonou 2008 -2012.

Maupoil, Bernard, La géomancie à l’ancienne côte des esclaves ; éditeur : Institut d’Ethnologie ; Travaux et mémoires (1943) ; 4éme réédition, Paris 1988.

Quenum, Maximilien ; Au pays des fons. Us et coutumes du Dahomey ; Maisonneuve et Larose, (1938) ; seconde édition, Paris 1999.

Verger, Fatumbi Pierre ; Éwé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba ; Maisonneuve et Larose, Paris 1997.

Métraux, Alfred ; Le vaudou haïtien ; Gallimard, Paris 1958.

Assmann, jan ; Moïse l’égyptien ; Aubier, Paris, 2001.

Assouly, Olivier ; Les nourritures divines ; Actes Sud, Paris 2002.

Balandier, Georges ; L’Afrique ambiguë ; Plon, Paris 1969.

Balandier, Georges ; Sociologie de l’Afrique Noire ; Puf, Paris 1963.

Balard, Martine ; Dahomey 1930 : Mission Catholique et culte Vodun ; L’Harmattan, Paris 1999.

Bloch, Ernst ; Le Principe espérance, tome 1, Gallimard, Paris 1976.

Boucher, André ; À travers les missions du Togo et du Dahomey ; Pierre Téqui éditeur, Paris 1926.

Bouche, Pierre ; La Côte des Esclaves et le Dahomey ; Plon, Paris 1885.

Boudre, Daniel ; Fétiches de l’ancienne Côte des Esclaves ; éditions Toguna, 2014.

Cornevin, Robert ; La République Populaire du Benin. Des origines dahoméennes à nos jours ; Maisonneuve et Larose, Paris 1981.

Cornevin, Robert ; Histoire du Togo ; éditeur, Berger-Levrault, Paris 1969.

Fauvelle, François-Xavier (dir.) ; L’Afrique Ancienne ; Belin, Paris 2018.

Gould, Stephen Jay ; Et Dieu dit :  » Que Darwin soit ! «  ; Seuil, Paris 2000.

Griaule, Marcel ; Dieu d’eau ; Fayard, Paris 1966.

Hurbon, Laënec ; Dieu dans le vaudou haïtien ; Nouv. Édi. Maisonneuve et Larose, Paris 2002.

Iroko, A. F. ; Les Hula ; Les Nouvelles Éditions du Bénin, Cotonou 2001.

Laude, Jean ; Les arts de l’Afrique Noire ; Société Nouvelle des Éditions du Chêne, 1988.

Le Hérissé, Auguste ; L’ancien royaume du Dahomey, mœurs, religion, histoire ;

(1911) Hachette livre – Bnf, Paris 2014.

Rousse-Grosseau, Christiane ; Mission catholique et choc des modèles culturels en Afrique ; L’Harmattan, Paris 1992.

Saint Anselme ; Proslogion, trad. B. Pautrat ; Garnier Flammarion, 1993.

Soler, Jean ; La violence monothéiste ; Editions de Fallois, Paris 2008.

Thompson, Robert Farris ; L’éclair primordial ; éditions caribéennes, Paris 1985.

Trautmann, René ; La divination à la côte des esclaves et à Madagascar ; Librairie Larose, Paris 1940.


[1] Que je distingue du vodoun, fait religieux, ou religion vodoun, sans pour autant l’exclure de l’action des fondateurs.

[2] Aclinou, P. ; LCLV ; p. 286.

[3] Ce mythe se retrouve également dans d’autres mythologies africaines, ainsi que dans celles d’autres cultures ; c’est notamment le cas des croyances sémites avec la Bible. Dans ce dernier cas, c’est Dieu qui fait partir l’homme alors que dans le vodoun c’est le Tout-Puissant qui s’en est allé à la « demande » de la femme !

[4] Maupoil, B. ; La géomancie à l’ancienne côte des esclaves ; p. 54.

[5] Idem.

[6] C’est la métaphore de l’espèce humaine.

[7] Sur un plan plus général, au niveau des concepts de base, les vodoun, types d’êtres, sont aussi des outils, notamment pour l’élaboration et la mise en œuvre des préceptes pédagogiques.

[8] Quenum, M. ; Au pays des fons. Us et coutumes du Dahomey ; p. 68.

[9] Effigie de Lêgba installée dans une localité.

[10] Cette histoire résume l’essentiel du fonctionnement du fait religieux. Elle traduit la liberté absolue de l’individu face aux vodoun, types d’êtres, et face aux fétiches ; liberté de l’homme à condition qu’il ose l’assumer.

[11] Même implicitement. En effet, le dieu n’a rien à dire, il ne peut pas « refuser » le contrat de par la fonction que lui assigne le mythe fondateur ; il peut seulement « poser » ses exigences.

[12] Il s’agit du « Fa de la forêt« . Le principe des interdits est examiné dans d’autres ouvrages, notamment ses caractéristiques.

[13] Ce qui va dans le sens du fait que Fa et Lêgba sont deux vodoun, types d’êtres, qui ont un statut particulier dans le système.

[14] Si on doit exprimer la prédation généralisée de nos sociétés actuelles, on pourrait dire sous forme de boutade que : « Platon regarde le ciel, Aristote regarde la terre et l’homme regarde ailleurs ! » Regarder ailleurs, c’est refuser d’assumer, c’est refuser d’être un acteur responsable ; c’est refuser d’être intègre.

[15] Voir une étude complète de ce mythe à : Aclinou, P. LCLV ; p. 206, 218, 231.

[16] Ce sont ces modulations qui signent aussi la souplesse de la construction.

[17] Comme nous pouvons en juger chez ceux d’entre eux qui ont été transplantés de force ailleurs, par la traite négrière notamment.

[18] Il convient de se rappeler que la différence entre vérité et opinion tient au fait qu’une fois établie, la vérité n’a plus besoin de tuteur ; elle devient accessible à tous par la seule raison. Alors qu’une opinion est toujours liée à un tuteur, personne ou système, dont elle reste tributaire.

[19] Ce dogmatisme, qu’on pourrait dire orienté, le dogmatisme dévoyé, est déployé en détail par plusieurs auteurs.

[20] Je rappelle que la prédation est une donnée ontologique qui est propre à l’homme ; ici, il s’agit d’instrumentaliser cette caractéristique pour en faire les piliers dont il est question à présent.

[21] Assmann, Jan ; Moïse l’égyptien ; Éditions Aubier, Paris, 2001.

[22] Idem ; Le prix du monothéisme ; Éditions Aubier, Paris 2007.

[23] C’est le sens caché d’Exode 3.

[24] On peut aisément en connaitre les raisons car celles-ci sont avant tout ontologiques.

[25] Nous verrons plus loin que ce ne peut être l’objectif final.

[26] Ceci a été fait par bien des auteurs, dont Assmann.

[27] Ce qui revient à dire que considérer l’expression nœud gordien comme l’affirmation d’un problème insoluble est une vision erronée du mythe.

[28] Ce qui ramène toute cognition à rechercher les moyens, tous les moyens, pour qu’il en soit toujours ainsi. Seulement voilà, ce qu’un homme a fait, un autre homme pourra toujours le défaire ; que cela prenne du temps n’y change rien. C’est ainsi que l’homme a toujours fini par balayer tous ceux, depuis des millénaires, qui pensaient leurs mimésis installées pour l’éternité.

[29] Pompidou, Georges ; Le nœud gordien ; (1974) Perrin, Paris 2019.

[30] En réalité, la condamnation de Feeney est due davantage à sa désobéissance à son évêque qu’à son adhésion à l’expressions.

[31] Nous devons nous pencher également sur l’objectif final qui pourrait être celui de l’entreprise du pharaon.

[32] C’est le cas également dans l’option de Moïse.

[33] C’est le sens très clairement exprimé en Exode, 33 pour le judaïsme et ses avatars ; et bien sûr, par la désignation Mawu comme nous l’avons dit, pour le vodoun.

[34] Voir Aclinou, P. ; LCLV ; p. 265 et suivantes.

[35] Certes, tout ceci peut aussi être considéré également comme l’expression de concepts divers !

[36] Accessoirement, la théologie apophatique dans le christianisme est ce qui peut se rapprocher un peu de cette proclamation.

[37] On comprend pourquoi le terme vodoun ne doit pas se rendre par divinité. C’est une fois encore l’extraordinaire homogénéité de l’ensemble qui apparait ici également.

[38] L’absence de culte pour Mawu.

[39] C’est cela qui fait qu’aujourd’hui, l’Afrique au Sud du Sahara est probablement la plus gigantesque scène de crimes du dernier millénaire.

[40] Voilà pourquoi, nous avons dit que bâtir la loi ne suffit pas.

[41] Une autre formulation est « hors de l’Église, point de salut ! » mise en œuvre pendant des siècles…

[42] Les trois premiers étant âge d’or, d’argent et de bronze.

[43] N’est-ce pas là, le signe de la présence du bain d’espérance qui l’environne et qui peut lui faire croire qu’il peut toujours s’en sortir… mais cela pourrait être aussi la marque de la foi… en lui, en son destin…ou en dieu… C’est dire que c’est sans doute le sens de l’homme qui s’exprime ainsi !

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UN HOMME … UNE CULTURE

Paul ACLINOU répondant aux questions de Monsieur Innocent SOSSAVI, journaliste.

Cotonou – Toulouse, avril 2019.

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Paul Aclinou serait un Béninois de la diaspora plus connu en France qu’au Bénin, son pays natal. Cela est-il avéré ?

I – Qui êtes-vous en vérité ?

Qui suis-je ? Redoutable question, car je suis de la génération de ceux qui croient qu’il n’y a aucune élégance à parler de soi.

Je vais, donc dire, non pas qui je suis[1], mais parler des laits dont j’ai été nourri.

Le point de départ est donc ce Dahomey devenu depuis le Bénin, sans pour autant qu’ait changé ce qui en faisait, et qui continue d’en faire, l’essentiel. Je veux dire par là, que le regard qui est porté sur l’homme n’a pas changé pour autant. Or ce regard, cette permanence, est issu d’un mode d’existence qui a tenu contre vents et marées, qui a résisté à tant et tant de siècles… Vous l’avez compris, je parle du mode d’existence, et non de religion car, cette dernière n’est que la porte d’entrée ; le fait religieux n’est que la face visible, celle qu’on acquiert par héritage. Alors que la substance du mode d’existence dans le vodoun ne peut être qu’une conquête... à faire !

C’est donc là, le premier et le plus important lait dont j’ai été nourri. J’ai la faiblesse de croire que ce lait -les valeurs humaines du mode d’existence vodoun- est d’une qualité telle, qu’il autorise à porter le regard ailleurs sans hésiter, sans se renier, avec fierté… car sans craintes.

Ensuite, je dois ajouter qu’à ma naissance, la France allait jusque chez moi- et je ne l’y ai pas invitée !- Force était donc de porter aussi le regard sur ce qu’elle pouvait apporter quant à la dimension de l’homme, la seule chose qui compte en réalité ! Car la directive, la seule que le premier lait autorise, le mode d’existence vodoun, est que : c’est la parole[2] qu’il faut suivre et non la personne qui la délivre. De ce second lait, riche également, le regard fut prolongé vers d’autres horizons…j’allais dire goulument… sans jamais renier ou seulement mettre en cause le premier lait.

Ce ne sont là que des outils en réalité. Restent les objectifs, ou plus exactement l’objectif. Ce fut une fin d’après-midi de novembre 1948 ou 49, je ne sais plus ! Au soir donc du premier jour d’école – oui, de fait, j’ai commencé l’école assez tard, à sept ans passés !

En rentrant ce premier soir d’école, je passe devant notre voisin, Monsieur Chablis ; il était assis sur une chaise, devant sa maison, comme tous les soirs, quand le soleil daigne se mettre à l’abri, comme tous les jours, pour entendre avancer le temps. En le saluant, il me dit : « Petit Paul (Paulouvi !), tu as commencé l’école ? Alors travaille bien, et écoute tes maîtres ! Écoute-les bien ! Tu seras licencié ès-sciences ! »

« Licencié ès-sciences ! », c’était dit dans une langue qui n’était pas la mienne, pas encore. Certes, je connaissais déjà l’alphabet français, et je savais compter jusqu’à 20 car des frères ainés déterminés, s’étaient acharnés à m’apprendre[3] tout ça en attendant la rentrée des classes. C’était déjà la transmission, une constante de notre culture.

Mais de là à savoir ce que signifie être licencié-ès-sciences, j’étais loin d’en avoir la plus petite idée. Mais l’objectif était enregistré et ne sera jamais oublié. Aller le plus loin possible, contre vents et marées.

Ce fut fait, à ma manière, sans regarder derrière, sans complaisance ni vanité. Mais surtout, sans oublier le précepte absolu : « Quand tu ne sais plus où tu vas, n’oublie pas d’où tu viens. » Il n’y a qu’une façon d’assurer cela, ne jamais rompre le lien, ne jamais perdre le goût du premier lait dont on a été nourri, celui du mode d’existence vodoun.

Et le reste me direz-vous ? Les autres laits ? Ce fut comme des phares qui jalonnent le parcours, mais j’étais prévenu. Le premier lait assurait, péremptoire : « là où tu tombes, là n’est pas ton lit !». Alors je suis allé de phare en phare, en jetant un regard ici, un coup d’œil là, et derrière telle ou telle porte ; j’ai admiré ! J’ai salué, et toujours, je me suis souvenu du propos du vieux : « Dieu t’a donné une tête, et il ne t’a pas interdit de l’utiliser. Alors, ne laisse personne te l’interdire ! »

Ce n’est pas tout, car un jour où je lui demandais de m’expliquer cette histoire de paradis et surtout d’enfer – je parlais du christianisme que je commençais à découvrir, j’avais neuf ou dix ans – mon Vieux me regarda un instant après que je lui fis ma demande ; puis il dit : « Écoute-moi, tu crois que tu peux faire une bêtise suffisamment grosse pour que je te jette au feu ? » Je fis « non » de la tête sans cesser de le regarder.

Ce fut un sevrage, un sevrage psychologique, psychique, moral et spirituel même ! un sevrage sans lequel un individu ne peut jamais être lui-même. Être soi, sans oublier que nous n’avons qu’un bien : l’Homme. C’est pourquoi le premier lait enseignait aussi qu’«il faut aimer les hommes, sans oublier que c’est l’Homme ».

Un lait donc : le mode d’existence du vodoun, et des phares admirés, dont on peut s’éclairer sans jamais oublier de poursuivre sa route.

On en arrive à percevoir que tout ce que l’Homme a fait nous appartient. Tout ce que l’Homme a fait m’appartient ; tout, en bien comme en mal, où et quand ce fut fait ; j’en suis pleinement propriétaire, mais sans jamais oublier de saluer celui ou ceux qui l’ont fait ; sans oublier de me sentir responsable aussi quand les hommes ont oublié ce qu’est l’Homme.

C’est en cela qu’il est incongru selon moi, qu’un homme puisse être considéré comme étranger où que ce soit sur cette terre !

C’est en cela que je ne me vois pas comme relevant d’une quelconque diaspora. Je suis ici, j’ai l’obligation de respecter les lois d’ici. Je suis là, j’ai de même l’obligation de respecter celles qui ont cours là.

Ainsi, si tout ce que l’Homme a fait m’appartient, j’ai le devoir d’inviter l’homme à connaître ce que mon mode d’existence propose. Nous en arrivons à votre second point.

II – Vous êtes l’auteur d’une importante bibliographie évocatrice du vodoun. L’incursion du chimiste dans le vodoun ne tiendrait-elle pas d’un paradoxe ?

Incursion du chimiste, dites-vous ? C’est celui qu’il y a derrière le chimiste qui lance une invitation ; une invitation à découvrir un mode d’existence, celui du vodoun. Mode d’existence dont il est question tout au long des écrits auxquels vous faites allusion ; c’est lui qui voudrait inviter à découvrir, à comprendre et à partager.

Mais c’est une invitation sans mode d’emploi, car il faut que ce soit une conquête. Si paradoxe il y a, ce n’est peut-être qu’une apparence, car le vodoun, mode d’existence, est d’abord de l’ordre du conceptuel, il est de l’ordre de la pédagogie. Voilà pourquoi je voudrais insister sur le fait que le noyau de mon propos porte sur le mode d’existence, et non sur le fait religieux.

Paradoxe en apparence car ce qui aurait pu relever de la chimie, quelle qu’en soit la spécialisation, n’entre pas directement, dans le vodoun, dans le mode d’existence. Ce qui aurait pu relever de la chimie est l’usage que le vodoun, fait religieux, fait des plantes essentiellement. Le travail de Pierre Fatumbi Verger[4] est remarquable sur ce plan.

En tant que chimiste, mon travail sur les plantes portait sur la recherche de substances biologiquement actives dans les végétaux. Il s’agissait donc d’accéder aux principes actifs après une étape d’ethno pharmacognosie, suivie de l’identification botanique des plantes – travail du botaniste, que je ne suis pas. Ce fut donc une recherche collective conduite pour l’essentiel en Afrique, et plus précisément en Algérie pendant huit ans.

Du point de vue structurel, le rapport avec le vodoun, fait religieux, est ténu.

La question devient alors : Dans ce rapport au vodoun, qu’y a-t-il derrière le chimiste Paul Aclinou ? Et je répondrai : une méthodologie, qui s’applique ici, dans les sciences exactes, et là, dans le vodoun, mode d’existence. Et en cela, il n’y a plus aucun paradoxe !

III – La chimie et le vodoun s’accommoderaient-ils l’une de l’autre, et vice versa ?

 Vos publications laissent pourtant croire à une telle accommodation. Qu’en pensez-vous ?

Il n’y a certes pas de paradoxe comme nous venons de le voir, mais ce n’est pas la chimie comme discipline d’étude qu’il nous faut considérer, dès lors que nous nous en tenons au mode d’existence et non au fait religieux.

Par contre, la méthodologie avec laquelle je propose d’examiner le mode d’existence est en tous points identique à celle qui prévaut dans les sciences exactes. En d’autres termes, il ne faut pas se départir de l’idée que seuls les faits font les sciences.

Le propre même de l’esprit scientifique véritable est que : ce sont les faits qui font la science, pas les opinions ni les ressentis ; les faits, c’est-à-dire tout ce qui peut se passer, une fois établi, de l’homme et de ses opinions, comme tuteurs.

Prenons un exemple, celui de la divinité Hêbiesso[5] dans le vodoun, fait religieux ; il n’y a rien à dire de son mythe fondateur dès lors que nous sommes dans l’ordre des croyances. Par contre, si je considère le vodoun, mode d’existence, c’est-à-dire si je me mets dans l’ordre de la pédagogie, je dois m’astreindre à ne considérer que les faits. Là, le mythe fondateur du dieu Hêbiesso pose problème.

En effet, voilà un homme, en l’occurrence un roi, selon le mythe, qui a fait d’énormes bêtises, jusqu’à mettre le feu au palais et au pays, provoquant nombre de décès, et voilà que cet homme-roi devient dieu à la suite de son suicide par désespoir ! Si je considère les faits, et seulement eux -c’est cela la démarche scientifique- je me dis que le bon sens élémentaire ne peut accepter que quelqu’un qui a fait d’énormes dégâts puisse devenir un dieu pour cette raison.

Le bon sens élémentaire interdit d’accepter cela. Reste l’ordre des croyances.

Mais je peux considérer aussi que ceux qui ont imaginé ce mythe étaient des imbéciles, et là, je peux vous assurer qu’il n’en est rien. Mes ancêtres, nos ancêtres n’étaient pas des imbéciles, eux qui nous ont armés afin de résister et de survivre aux coups de boutoirs que nous avons reçus ces cinq ou six derniers siècles, et même avant !

La démarche scientifique impose de reprendre les faits que présente le mythe de Hêbiesso en faisant résolument abstraction des ressentis, des opinions a priori et des croyances, pour tenter d’accéder à l’enseignement du mythe. Et là, nous sommes dans le vodoun mode d’existence. Y accéder – ce que j’appelle le conquérir – ne peut se faire que par une démarche dont les seuls paradigmes sont les faits, c’est-à-dire une démarche scientifique de type sciences exactes. Des faits, c’est-à-dire qu’une fois établis, ils n’ont pas besoin de l’homme comme tuteur. Et c’est là que nous retrouvons l’homme qui est derrière le chimiste, ou plus précisément la méthodologie dont le chimiste est le symbole.

De fait, le vodoun, mode d’existence, s’accommode parfaitement de la méthodologie que suivent les sciences exactes.

Dans l’exemple ci-dessus, celui du dieu Hêbiesso :

            * Soit je considère l’incongruité –devenir dieu pour avoir commis une énorme bévue- comme relevant des croyances, c’est le cas dans le vodoun – religion, dans le vodoun, fait religieux ; dans ce cas, il n’y a rien à redire, c’est le privilège de la foi !

            * Soit je considère que l’incongruité est le fait de personnes insensées ; dans ce cas, j’ai le choix entre deux attitudes, à savoir :

                        Hausser les épaules et passer mon chemin.

                        Ou bien, me dire que le fait religieux n’a pas à rendre compte à la raison ; je reste donc dans le domaine de la foi, qui peut accepter l’incongruité.

         * Soit enfin, en rejetant les deux attitudes ci-dessus, je considère que les concepteurs du mythe, loin d’être des idiots, sont des personnes sensées, qui ont imaginé et construit le récit avec l’incongruité qui doit servir de point d’alerte. Il en est ainsi car, le bon sens élémentaire –qui ne prend en compte que les faits- ne peut pas manquer de buter sur cette incongruité dans le récit. Dès lors, il faut écarter le fait religieux. C’est à ce point que nous retrouvons le mode d’existence. Nous devons reprendre l’analyse alors en considérant seulement les faits, point par point, sans jamais faire appel aux ressentis. Seule la raison doit conduire l’analyse[6].

C’est là, la démarche qui permet de conquérir les fondamentaux du mode d’existence vodoun, sans jamais rejeter cependant le vodoun, fait religieux. Tout au plus, pourrait-on souhaiter quelques désherbages[7] en son sein.

A travers cet exemple, j’ai voulu montrer qu’une même méthodologie convient à la démarche scientifique, celle qui ne prend en compte que les faits, comme elle convient aussi dans la conquête du vodoun, mode d’existence.

Vous avez donc raison de parler d’accommodation.

IV – Est-ce plutôt la science que vous valorisez à travers vos réflexions ?

Je vais être extrêmement clair ; il ne s’agit aucunement pour moi de valoriser la science. Je parle de méthodologie, et la méthodologie est un outil. Je mets à profit cet outil pour, non pas valoriser, mais appeler à prendre possession en accédant aux profondeurs de notre héritage, accéder au plus profond de l’héritage de nos ancêtres.

En effet, quand on y accède, on ne peut qu’admirer l’extraordinaire précision qu’ils ont mis à déployer les éléments de la leçon. On apprécie l’élégance qui caractérise la démarche[8]. Et surtout, ils n’ont parlé que de l’homme, seulement de lui, l’homme tout court ; sans en faire un élément de race, de couleur ou de je ne sais quoi encore…Ils ont parlé de l’homme, sans peuple, sans race et sans terre…

Il suffit de prêter attention au fait religieux, jamais il n’y est question[9] d’hommes Noirs, Blancs ou de religion…

Par-dessus tout, ils l’ont fait en tenant compte de la nature de l’homme, c’est-à-dire, une nature ritualiste et pétrie de croyances. Une nature qui fait que chez lui, tout passe par le rituel, avec dieu -le fait religieux- mais aussi sans dieu, la philosophie…

Le plus extraordinaire selon moi, c’est que nos ancêtres ont pris, avec élégance, des dispositions pour que les valeurs qu’ils nous léguaient soient à l’abri ; à l’abri du temps et des vicissitudes de la vie ; ces valeurs sont à l’abri même des coups de boutoir des hommes et des évènements, comme elles le sont du temps, c’est-à-dire de l’histoire.

C’est cela, la fonction du triptyque avec ses deux branches, autonomes, indépendantes l’une de l’autre ; triptyque qui est le thème de votre question suivante.

V – À l’évidence, vos travaux valorisent un certain triptyque en lien avec le vodoun. Qu’en est-il précisément ?

Le triptyque est la clé de voûte de la construction que les concepteurs -nos ancêtres- ont élaborée pour conduire leur pédagogie en direction de l’Homme ; je dis bien en direction de l’Homme ; nous sommes en effet dans l’ordre de l’universalisme.

De fait, les valeurs, les concepts et les autres éléments de cette pédagogie s’adressent à tout homme ; c’est donc une contribution, notre contribution au fait humain ; notre contribution à la notion de l’Homme.

Ceci n’est pas toujours évident, et nous pouvons en chercher les raisons. Ainsi, dans son ouvrage[10], Les arts de l’Afrique Noire, Jean Laude écrit :

…L’Europe n’a pas trouvé en Afrique une forme de pensée ou une religion qui stimule la curiosité intellectuelle ou artistique … 

Force est de constater à présent que ceci n’est vrai qu’en partie, car les concepts et les valeurs qui sont proposés dans le vodoun, mode d’existence, existaient ; ils n’avaient rien à envier à ceux qu’on trouvait ailleurs ; et parfois, certaines de ces données qui se trouvent dans le magistère de la raison du mode d’existence, sont d’un niveau conceptuel inégalé ! C’est le cas par exemple du concept de Mawu (qui n’est pas un nom sacré, mais seulement un nom appellatif, qu’il faut déployer[11]). C’est le cas aussi du concept de personne dans Amêdjlo (en langue nina, gen…) ou Mêdjlo (en langue fon, goun …) ; concept sur lequel je reviendrai par ailleurs.

Ainsi, le propos de Jean Laude doit être complété en précisant que l’Europe n’a pas trouvé en Afrique les valeurs qui étaient à l’abri dans le triptyque. Elle ne les a toujours pas trouvées, car comme je l’ai dit, il faut en faire la conquête ; et cette conquête-là, ne faisait pas partie des intentionnalités des européens.

Si l’Europe ne les a pas trouvées, ce n’est donc pas une question de moyens, mais de méthodologie, qui ne doit pas partir de ressentis ou d’opinions a priori.

Si je me trouve à présent en mesure de proposer d’y accéder, d’en faire la conquête, c’est uniquement parce que j’ai la chance de disposer de la méthodologie de l’esprit scientifique -je parle de sciences exactes- avant que mon intérêt ne se porte sur le vodoun mode d’existence, comme je l’ai expliqué[12].

Sans aller jusqu’à faire la conquête de ces valeurs, certains européens avaient pressenti leur existence ; c’est le cas[13] de Bernard Maupoil, qui le laisse transparaitre dans son ouvrage sur le Fa ; c’est aussi le cas de Georges Balandier[14] qui écrit :

« Je suis aussi un homme de carrefour. Si j’étais lié à un panthéon africain, je choisirais comme divinité, comme figure à imiter ou à l’intérieur de laquelle m’installer, Lêgba. C’est le dieu des carrefours, de la communication, des seuils, des passages.

 Il est présenté comme nécessaire aux autres dieux qui ont, par fonction, un pouvoir supérieur au   sien quant à la création et l’ordre du monde. Mais sans lui, ils sont impuissants.  Favoriser les relations, faire circuler du sens, n’est-ce pas le plus beau rôle ? »

C’est le beau rôle de Lêgba en effet ! exhaustif

Certes, le propos se place dans l’ordre du religieux, mais n’empêche ! Une petite erreur cependant : le pouvoir de Lêgba n’est en rien inférieur à ceux des autres divinités… mais il faut comprendre !

Le triptyque donc !

Deux branches composent le triptyque :

            Le magistère de la foi ; c’est-à-dire, le fait religieux, le vodoun comme religion.

            Le magistère de la raison ; c’est-à-dire la pédagogie qui fonde le mode d’existence.

Ces deux branches s’articulent autour d’un même point, un point cardinal ; celui à partir duquel la réflexion peut être orientée soit vers le magistère de la foi, vers la religion donc, soit vers le magistère de la raison. C’est ce point que je désigne par symbole. Le symbole peut être une attitude, un objet ou encore une situation. Le symbole peut également être un évènement, ou simplement une déclaration ou bien un précepte.

Ainsi, le triptyque c’est :

            Le magistère de la foi. (Les croyances, le vodoun comme religion).

            Le symbole. (Un point cardinal commun).

            Le magistère de la raison. (C’est-à-dire la pédagogie et son enseignement).

Les trois branches ainsi définies encadrent l’homme.

La première branche, le magistère de la foi, déploie donc le fait religieux ; c’est le vodoun comme religion, qui est son propos. Dans cette branche, les concepteurs ont mis en œuvre la nature ritualiste de l’homme. Le point culminant de ce déploiement est le monde des fétiches[15], leur fabrication et leurs usages.

La mise en œuvre de la nature ritualiste de l’homme dont je parle, trouve un prolongement dans ce que j’appelle la mimésis sociétale. Le moteur qui fait fonctionner les constituants de cette branche est la croyance. Je redis que mon propos ne concerne pas directement cette branche ; il ne concerne pas le fait religieux, le vodoun comme religion.

Nous pouvons définir la mimésis sociétale comme une structure de pensée qui calque, chez l’individu comme chez le groupe social, les constructions mentales sur la structure, l’organisation et le fonctionnement de la société, ou sur seulement certains aspects de ces éléments. En particulier, il peut s’agir des prérequis et des ressentis qui sont à la base de son fonctionnement.

Cette structure de pensée, la mimésis sociétale, suit les évolutions de la société et celles de son parcours, selon les objets mentaux que sont les croyances, les mythes, les espoirs et les craintes, les tensions… toutes choses que les hommes utilisent comme tuteurs de leur existence et de leurs actions, et qui forment le socle des modes d’existence dont ils relèvent.

Cela est d’autant plus fortement prenant que l’individu n’est pas sevré.  (Extrait de : Aclinou, P. Comprendre le vodoun en huit jours ; jour deux ; à venir…)

La mimésis sociétale est la sève des sociétés, elle est le sang de l’histoire ; sève et sang, qui irriguent et font croître les sociétés et leurs mondes. Elle est donc la colonne vertébrale qui fonde l’homme en mouvement.

Face à ce magistère, nous avons le magistère de la raison. Ici, il faut bannir toute croyance de l’ordre du religieux ; le déploiement requiert le bon sens, la raison ; il doit s’arrêter systématiquement devant toute anomalie dans le récit des mythes, comme il doit s’arrêter tout aussi systématiquement devant toute incongruité et devant toute contradiction, car ce sont elles qui forment le point pivot, le point cardinal que j’appelle symbole.

Voici deux exemples.

            Le premier exemple nous est donné par le mythe fondateur du dieu Hêbiesso[16] que nous avons examiné ci-dessus, le symbole ici est l’incongruité que nous avons relevée.

            Le second exemple que je vous propose est celui du mythe du dieu Osanyi[17], dieu de la médecine. Dans cet exemple, le symbole est l’aspect du dieu, ses handicaps et les raisons de ceux-ci.

Parfois, le symbole peut être absent de la structure du mythe ; dans ces cas-là, l’appel à la mimésis sociétale permet aux concepteurs de positionner les deux branches. Ainsi :

            Le couple Mawu-Lissa. Fondé sur la mimésis sociétale, il figure le fait religieux.

En face, il y a :

            Mawu. Concept d’Être Suprême unique dont le déploiement l’insère dans la pédagogie.

Le premier, le couple Mawu-Lissa, fait l’objet d’un culte dans le vodoun ; alors que le second, Mawu n’est l’objet d’aucun culte ; caractéristique soulignée, en le déplorant, par tous les auteurs ; là aussi, il faut comprendre !

De même, deux mythes qui nous disent comment Lêgba est devenu première divinité, maitre de la création, par décision du Tout-Puissant, Mawu.

            Le voyage[18] des dieux. C’est le magistère de la raison qui déploie la pédagogie.

            La variante au chien[19].  C’est le magistère de la foi, à travers la mimésis sociétale.

En résumé, le triptyque est l’outil de choix, car il a permis aux concepteurs de :

            – Respecter la nature ritualiste de l’homme, avec le fait religieux qui sert de porte d’entrée à toute pédagogie.

            – D’y enchâsser un enseignement universel, qui s’adresse à l’homme, à tout homme.

            – De protéger cet enseignement, jusqu’à ce que l’homme soit en mesure d’y accéder.

L’extraordinaire, c’est que chaque branche fonctionne indépendamment de l’autre, sans interférences, sans conflits ; chacune assumant pleinement son rôle.

On peut saluer le génie de ceux qui ont conçu et mis en œuvre ce système.

VI – Le vodoun serait-il alors un art, une religion, une science, une philosophie ? Qu’est-il alors ? Que serait-il donc ?

Le vodoun serait-il un art ?

C’est sans doute par ce biais, l’art, que le regard du monde s’attarda sur le monde du vodoun, et cela, dès l’ère des « cabinets de curiosités ». C’est cet aspect qui est le plus prisé encore aujourd’hui. C’est heureux ; mais l’essentiel est ailleurs.

De fait, dès la rencontre avec l’Occident, l’aspect art a toujours été présent. En effet, les collectionneurs avaient commencé par récupérer des objets, essentiellement des fétiches et des masques que nous jetions, parce que la croyance voulait qu’ils n’étaient plus opérationnels ; ces objets n’étaient plus « efficaces » dans les fonctions religieuses qui leur étaient assignées ; alors, ils étaient mis au rebut !

Ce fut le bonheur des collectionneurs, avec sans doute, un sentiment de mépris pour ces fabrications des « sauvages »[20]. Il convient donc d’être conscient que ceux qui les récupéraient ne le faisaient pas pour les fonctions religieuses de ces fétiches et de ces masques. Ce n’est donc qu’au second degré que nous pouvons parler du vodoun, fait religieux, comme d’un art.

Remarquons qu’aujourd’hui, plus rien n’est jeté, puisqu’il y a un marché, une mode ! Mieux, beaucoup de fétiches sont fabriqués pour ce marché dont la demande ne cesse de croître,[21] sans qu’il y ait un rapport effectif avec la religion ; c’est donc une instrumentalisation du fait religieux dans un monde réifié.

Ainsi, comme tout système ritualiste, le vodoun, fait religieux, génère des objets de cultes dont on peut admirer la facture ; objets avec lesquels l’homme peut se trouver en harmonie intellectuelle, sentimentale ou spirituelle, sans qu’une connotation religieuse soit requise ; de l’art donc !

Ne sommes-nous pas dans une civilisation du visuel ? Nous, c’est-à-dire la planète entière !

Voilà donc pour l’art. Toutefois, une discussion exhaustive sur le sujet devrait porter sur l’art dans le monde Noir africain et les différentes étapes du regard de l’homme occidental sur cet art.

Quant à la religion et la philosophie…

Commençons par noter que toute religion génère un mode d’existence ; toutes, sans exception ! Or, il n’y a pas de mode d’existence sans philosophie. C’est précisément cela qui permet au mode d’existence de se séparer du fait religieux d’origine dans sa pratique, si la question se pose.

L’exemple le plus spectaculaire de nos jours, selon moi, est celui de la religion chrétienne. Elle a généré un mode d’existence qui est celui des européens et apparentés. Or, depuis quelques décennies, plus de 70 % des européens me dit-on, ont cessé d’être chrétiens, religieusement parlant. Seulement voilà, ils demeurent dans le mode d’existence chrétien et le défendent, tout en étant athées, si le cœur leur en dit ! De fait, mettons d’un coté les valeurs dites chrétiennes, et en face, celles des tenants du « tous, hors du christianisme ! » valeurs qui sont, en gros, celles de la laïcité, entendue comme mode d’existence ; eh bien, je ne pense pas qu’on verrait une grande différence !

C’est une manière de génie (involontaire ?) du christianisme qui a réussi à faire inscrire ces valeurs dans un ensemble qui, même en lui échappant, demeure son plus vigoureux défenseur ! Mieux, il y a même une version laïque du légendaire « hors de l’Église, point de salut[22] » ; cette version se dit : « Le droit des Nations ! » entendu comme supérieur, et opposable à ceux de la personne humaine et de l’individu !

Ainsi, le vodoun est une religion qui comme telle, a généré un mode d’existence ; celui-ci comporte donc une philosophie. Toutefois, pour accéder pleinement à cette dernière, il faut déployer le mode d’existence, qui par construction, s’insère dans le triptyque ; c’est par lui, le triptyque, qu’il faut passer me semble-t-il, pour accéder à cette philosophie. Or, ici, on ne peut pas en hériter, mais il faut le conquérir… je le répète.

VII – Quel regard porte l’occident sur le vodoun, selon vous ?

Le vodoun et l’Occident ?

Ici, il ne peut être question, bien entendu, que du vodoun, fait religieux. Le regard de l’Occident est assez complexe, mais relève globalement de la vision du christianisme sur tout ce qui n’est pas chrétien. Cependant, on note une certaine évolution dans la perception que certains européens -ils sont encore une minorité- avaient du vodoun, comme religion.

Le premier correctif porte sur l’origine du vodoun[23] que bien des occidentaux situaient à Haïti ; c’est encore le cas aujourd’hui pour la grande masse, en France notamment. Cela se comprend, car Haïti a été une possession française, une colonie. L’indépendance de l’île en 1804 fut le fruit d’une révolte initiée, selon certains, par ce qu’il est convenu d’appeler « La cérémonie du bois caïman » en août 1791, un rassemblement nocturne pendant lequel auraient eu lieu des rituels vodoun qui donnaient le départ de la révolte.

Toussaint Louverture qui est donné pour l’artisan de l’indépendance[24] de Haïti, était descendant d’un esclave originaire d’Allada ville du Benin actuel.

On comprend que ces évènements, même lointains puissent laisser des traces dans les mentalités. Ensuite, la vision du christianisme fera le reste pour imprimer une perception négative du vodoun.

Toutefois, les choses évoluent ; pour l’instant, seule une minorité s’ouvre au contenu du vodoun, et d’abord, sous l’angle artistique, -avec les fétiches et les masques notamment- et cela, par la démarche de quelques artistes d’abord, qui n’avaient pas hésité à nourrir leur inspiration de ces objets qu’ils découvraient. Ensuite, pour quelques personnes, l’intérêt vient du fait que Mawu, perçu comme concept d’Être Suprême unique, donne au vodoun le statut de religion monothéiste ; mais je le redis, cela ne concerne qu’une très petite minorité, celle-là même qui se risque à chercher à pénétrer « l’ésotérisme » du vodoun, fait religieux.

En résumé, globalement, le vodoun reste encore un « territoire » à découvrir ; cela avance depuis quelques décennies avec l’instauration de la « journée du vodoun » le 10 janvier au Bénin. La curiosité et le tourisme font le reste à côté de l’art. Il demeure majoritairement cependant, le sentiment que c’est une religion « animiste« . C’est donc d’abord, une question d’information ; je parle du vodoun comme religion ; quant au vodoun mode d’existence, avec ses valeurs universelles, nous sommes encore loin de les voir reconnues… à commencer par nous-mêmes !

VIII – Votre conférence sur le vodoun à l’Université Populaire du Grand Toulouse (UPGT), aura marqué les esprits. Pourrait-on en savoir plus amplement ?

Cette conférence aura donc édifié plus d’un, à votre avis !

Les conférences à l’Université Populaire du Grand Toulouse (UPGT) -il y en eut huit, une par mois d’octobre à mai- se placent dans le prolongement de votre question précédente. En effet, à la parution de mon ouvrage, le vodoun, leçons de choses, leçons de vie. Le continuum de potentialités, une lectrice me demanda d’apporter quelques éclairages supplémentaires afin de permettre à tous ceux qui le souhaitaient, de pénétrer davantage le contenu du vodoun, mode d’existence ; qui est le véritable propos de l’ouvrage.

Les responsables de l’UPGT -je les en remercie- ont bien voulu inclure cette série de conférences dans leur programmation. Contrairement à d’autres conférences que j’ai eu à donner, au musée africain de Lyon, (conférence où fut présenté pour la première fois le triptyque) ou bien au musée des arts sacrés de Saint Nicolas de Véroce ; conférence que j’ai consacrée aux fétiches, à la suite d’une exposition de fétiches dans un musée d’art sacré chrétien ! (Je salue l’audace de la conservatrice du musée, qui a osé présenter des fétiches vodoun aux côtés des reliquaires[25] chrétiens !) … la programmation de l’UPGT a l’avantage de proposer, si le conférencier le désire, une série sur un thème donné ; j’ai donc pu décliner le sujet « le vodoun : un autre regard » en huit entretiens[26].

Ainsi, il me fut possible d’insister sur les fondamentaux, tout en déployant les enseignements qui sont incrustés dans les mythes du vodoun.

Quant au public, j’ai été en face d’un auditoire dont nous venons de voir les caractéristiques. Il m’a été cependant heureux d’y déceler de la curiosité, et de l’étonnement parfois : en particulier quand il fut question de l’art divinatoire selon Fa et l’inscription de ce dernier par l’UNESCO au patrimoine immatériel de l’humanité. L’étonnement a disparu quand on a fait le parallèle avec d’autres valeurs immatérielles reconnues et inscrites, comme l’ »art de la table français« . Chacun a pu comprendre dès lors que ce ne sont donc pas les pierres et les paysages qui sont les seuls trésors de l’homme.

Il n’y avait pas que curiosité et étonnement lors de ces séances, il y avait ceux qui venaient pour les fétiches et pour … les transes !

Pour l’essentiel, c’est le questionnement qui doit être suscité ; essentiel, car c’est aussi une porte d’entrée dans le vodoun mode d’existence.

IX – Quelle est la place du Fa dans vos travaux ?

La place de Fa dans mes réflexions ? Sans hésiter : centrale !

Cela est d’autant plus vrai que Fa occupe une place centrale également dans le vodoun, que ce soit le fait religieux ou bien que ce soit le mode d’existence, qui a toute mon attention.

Cette place est centrale, car aucun acte cultuel ne peut se passer de Fa. Il n’est pas question seulement de la divination, mais de chaque instant où le rituel est mis en œuvre, quel que soit l’objet des préoccupations. Le dieu Fa est en quelque sorte le trait de liaison entre les différents actes cultuels ; c’est aussi le cas, quand on ne considère que la pédagogie et la conceptualisation qui sont en œuvre dans le mode d’existence. C’est la raison pour laquelle, je considère Fa, en association avec Lêgba, comme les hérauts de la pédagogie dans le vodoun, comme je l’ai écrit.

X – Le Fa pourrait-il vraiment se prévaloir d’être une science ?

Dans la mesure où réfléchir est une science ou devrait l’être, Fa, dont la fonction est l’aide à la décision selon moi, peut être regardé comme une science, eu égard à sa structure et à toute la conceptualisation qu’il pilote. Toutefois, la science de Fa est à distinguer d’une science exacte, dès lors que c’est l’homme qui assume le déploiement.

Fa, une science, c’est aussi l’avis de plusieurs auteurs, dont Maupoil qui cite le père Aupiais comme ayant la même conviction.

XI – Pourrait-on selon vous dissocier le Fa du vodoun sans s’y méprendre ?

Fa est inséparable du vodoun, comme celui-ci ne peut assumer son rôle sans le dieu Fa.

Certes des actes cultuels spécifiques peuvent avoir lieu sans faire appel à Fa dans leur déroulement, comme par exemple les rituels qui sont propres à telle ou telle divinité, Hêbiesso, Osanyi, Adjê… mais là, nous sommes dans l’ordre des rituels spécifiques, et non dans la globalité du vodoun, ni dans ses fondamentaux.

Nous ne devons pas nous méprendre sur le fait que la plupart des auteurs traitent de Fa comme d’une entité à part ; Fa n’est pas une religion dans la religion vodoun. C’est aussi ce qui transparait dans la citation d’Alfred Métraux que je donne en ouverture de la conclusion ci-dessous.

Pour comprendre ce que je dis, on peut par exemple se référer à ce qui se passe dans le christianisme avec la célébration de tel saint ou sainte ; car même gigantesques, comme les célébrations de Marie à Lourdes, ou de saint Jacques à Compostelle, ces manifestations sont parties intégrantes du christianisme, et elles relèvent d’un dogme unique. Il en est de même de Fa par rapport au vodoun, fait religieux comme du vodoun, mode d’existence.

XII – Quel sens prêtez-vous au Légba et au Tolégba ?

Lêgba et Tolêgba ne sont pas deux entités séparées, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Il ne s’agit pas de deux divinités, mais d’une seule : Lêgba.

Mais Lêgba prodigue son enseignement selon deux modes ; je suis encore dans le vodoun, mode d’existence ; deux modes qui sont complémentaires, mais qui sont nettement distincts quand on pénètre les profondeurs du système.

            Le premier mode se base sur des images, essentiellement des sculptures. Il s’y associe un lieu, à savoir les « croisements[27] » ; il s’y associe également un détail vestimentaire, l’habit de raphia, qui peut n’être qu’une simple bande de raphia tressé.

            Le second mode passe par les « actions » du dieu ; c’est Lêgba en action avec sa scénographie.

Ces deux modes se fondent tous les deux sur des mythes, dans le récit et la scénographie desquels Lêgba joue le rôle principal.

Pour les sculptures, le mode qui passe par les images, nous avons quatre mythes qui sont à l’origine de l’ensemble des représentations picturales du dieu Lêgba ; ce sont :

            – Le sexe de la femme[28]. Ce mythe est à l’origine des sculptures de Lêgba avec le sexe visible en érection.

            – L’enfant menteur[29]. Ce mythe explique la symbolique des croisements, c’est-à-dire la réflexion.

            – L’enfant glouton[30]. Ce mythe explique la présence de Lêgba dans les demeures ; souvent, c’est une figuration très stylisée, voire symbolique.

            – L’habit de raphia. Ce mythe traite de la compassion, notamment envers les divinités !

En clair, chacun de ces types de représentation devrait renvoyer l’observateur au mythe correspondant et à son enseignement. En somme, l’effigie célèbre Lêgba comme dieu du vodoun, fait religieux, mais quand on se reporte au mythe qui en est à l’origine, c’est l’autre axe du triptyque, la pédagogie, qui est mis en exergue avec son enseignement, c’est-à-dire le mode d’existence.

Or dans la quasi-totalité des cas, les choses ne se passent pas ainsi pour les personnes ! Ça ne se passe pas ainsi parce que la conquête de l’autre branche du triptyque, la pédagogie, n’est pas faite, en tout cas, elle n’est pas un vécu conscient. On se contente de regarder l’effigie comme un objet de culte ; on la considère seulement comme un objet religieux. Par exemple, on ne devrait pas trouver une sculpture de Lêgba avec le sexe en érection dans une demeure, dans l’espace privée donc ; cette représentation devrait être présente uniquement dans l’espace public ; ce n’est pas ce que nous pouvons observer dans toute l’aire du vodoun.

Reste le problème des localisations qui est le cœur de votre question.

Un Tolêgba est une sculpture de Lêgba qui est positionnée dans une localité, et qui donc est à la disposition de toutes les personnes de cette localité.   To : ville, village… comme vous le savez. Un Tolêgba peut donc appeler, -il est fait pour cela- à se remémorer, et à suivre éventuellement, l’un ou l’autre enseignement dispensé par les quatre mythes ; en particulier, si la sculpture comporte le sexe du dieu et un détail vestimentaire en raphia…

De même, un Assilêgba ou Assimêlêgba est une sculpture du dieu qui se trouve dans un marché ou bien à proximité de celui-ci, et qui appelle là-aussi, à mettre en œuvre les enseignements du dieu Lêgba, dieu de l’intelligence, dieu de la réflexion.

Ainsi, Tolêgba, Assilêgba, Agbonoulêgba… ne sont que des représentations de l’unique dieu Lêgba qui est positionné à différents endroits, To, Assi, Agbonou

Évidemment, nous avons aussi des Lêgba de collectivités et des Lêgba personnels ; par exemple, ceux des bokonon ou ceux des individus, qui, à l’occasion de l’établissement de leur Fa de la forêt, se font faire aussi un Lêgba personnel.

En clair, il n’y a qu’un Lêgba, avec différentes fonctions et enseignements, dont l’effigie peut se trouver en différents lieux dont on intègre la dénomination -To, Assi, Agbonou…- en préfixe au nom Lêgba. Nous n’avons donc pas deux entités, Lêgba et l’une quelconque de ses dénominations de sculpture.

Cela nous amène à la question suivante.

XIII – Ces deux entités serviraient-ils le Fa ou est-ce le Fa qui les servirait ?

Compte tenu de ce que nous venons de voir, la question devient : Fa est-il au service de Lêgba, ou à l’inverse, Lêgba est-il au service de Fa ?

Là aussi, il nous faut être extrêmement clair : la réponse est non dans les deux cas. Fa n’est pas au service de Lêgba, et ce dernier n’est pas au service de Fa, au sens où nous entendons être au service de.

Cela est d’autant plus vrai que le vodoun, comme religion, demande explicitement deux choses à propos de Fa et Lêgba. Tout bokonon, et cela ne souffre d’aucune exception, dit :

– Il ne faut pas séparer Fa et Lêgba.

– Il faut nourrir Lêgba avant de nourrir Fa.

Ces deux prescriptions, qui sont absolues je le répète, sont professées dans le fait religieux sans explication. La raison est que l’explication ne se trouve pas au niveau du fait religieux, elle se situe au niveau conceptuel que seul autorise le magistère de la raison, c’est-à-dire, le vodoun, mode d’existence.

Quand on accède à ce niveau, on se rend compte que Fa et Lêgba sont deux facettes d’un seul et même principe ; d’où il ressort qu’il ne faut pas les séparer pour la compréhension de l’ensemble.

Il ne faut pas les séparer dans le fait religieux, ce que demande le bokonon. Comme je l’ai dit la religion est une porte d’entrée pour l’accès au conceptuel.

Quant au fait de nourrir Lêgba avant de nourrir Fa, c’est encore dans l’approche conceptuelle du vodoun que se trouve l’explication ; c’est là, qu’on peut accéder à la compréhension de la prescription.

En voici quelques éléments. Ces deux prescriptions se déploient complètement à partir des quatre premiers signes (dou) de Fa. Ce sont :

            Gbê-Médji.

            Yéku-Médji

            Woli-Médji

            Di-Médji.

Je propose une première approche de la question dans l’ouvrage[31] : Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie. Le continuum de potentialités. Cette première approche donne des éléments (seulement cela !) de compréhension du principe unique dont Fa et Lêgba sont les facettes, selon moi.

En conclusion, Fa ne sert pas Lêgba ; Lêgba ne sert pas Fa. Ils sont intriqués ; le fait religieux vodoun l’exprime à sa manière sans l’expliquer, car ce n’est pas son rôle d’expliquer !

XIV – Le vodoun est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. En quoi cette patrimonialisation est bénéfique pour le Bénin, l’Afrique et l’humanité ?

L’art divinatoire selon Fa (Ifa) est effectivement inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO[32]. C’est un élément central, un pilier du vodoun, religion, qui est ainsi reconnu ; c’est plus encore un pilier conceptuel du mode d’existence vodoun, -si on n’oublie pas Lêgba- que cette inscription appelle à découvrir.

La structure technique de l’art divinatoire que porte le dieu Fa justifie son inscription par l’UNESCO. Selon moi cependant, c’est tout ce que Fa, comme divinité, contient de conceptualisation du monde et de la vie, qui fait sa vraie richesse ; c’est pour cela, qu’ils sont, Lêgba et lui, les hérauts de la pédagogie, comme je le dis.

En conséquence, cette inscription est une occasion d’inviter à mieux connaître le vodoun, et plus précisément, le vodoun mode d’existence, qui est véritablement le domaine de Fa avec Lêgba.

Cette inscription est donc une excellente chose pour les femmes et les hommes qui relèvent de cette culture ; la culture vodoun dans sa globalité. Mais, c’est aussi notre contribution à une idée, une idée universelle, celle de l’Homme qui doit être. Et là, le Bénin, comme l’Afrique, comme le Monde sont concernés, parce que c’est l’Homme qui est concerné.

XV – Le vodoun serait-il porteur de valeurs de développement et d’espoir pour l’Afrique?

Espoir et développement sont les faits de l’homme. Espoir et développement ne peuvent être pléniers que s’il y a harmonie ; cela dépend donc de nous, nous, hommes.

Si donc nous, hommes, luttons pour l’harmonie, l’espoir fera partie de notre attente. Si la religion est une porte d’entrée pour la pédagogie, nous pouvons par elle, être initiés aux valeurs qui feront de nous des combattants de l’harmonie. Mais, cela ne peut être pérenne, que si nous prenons tout l’homme en compte.

L’aire du vodoun va du Ghana à l’Ouest jusqu’au pays yoruba à l’Est, sans frontières, sans limites, pour les mouvements des hommes, depuis toujours… sans dogmes… pour l’expression de la pensée. C’est, me semble-t-il, l’état d’esprit qui nous permettrait d’instaurer l’harmonie, et donc le développement.

Concluez cet entretien.

Je commencerai par rapporter ce que disait Alfred Métraux[33] à propos du vodoun :

La religion dahoméenne est pleine de subtilités. La géomancie du Fa, ou la divination par les noix de palmier, si complexe et d’un symbolisme si raffiné, n’a pu être élaborée que par un clergé instruit et disposant d’amples loisirs pour des spéculations théologiques.

Il s’agit bien sûr du vodoun, fait religieux, la religion vodoun ; mais cela préfigure la qualité de ce qui reste à conquérir, et celle des spéculations qui ont présidé à leur élaboration ; bien évidemment ce sont les mêmes personnes. C’est à ce niveau que se situe mon propos ; ce que j’appelle un autre regard sur le vodoun.

Le monde donne une leçon de choses, nous devons y souscrire et nous y impliquer. Nous donnons, nous, une leçon de vie, nous devons inviter le monde à la découvrir pour cheminer avec nous. C’est là mon propos, n’étant candidat à rien d’autre que de lancer cette invitation.

Annexe.

Paul Aclinou est né au Bénin, (alors le Dahomey) ; après le baccalauréat, il passe quelques années à Dakar, au Sénégal avant de rejoindre la France où il prépare et soutient une thèse de doctorat d’État en Sciences Physiques. Ses activités professionnelles d’enseignant-chercheur (Reims, Algérie puis Reims à nouveau) – synthèse totale en chimie organique ; études et synthèses de substances chimiques biologiquement actives d’origine végétale- sont conduites en parallèle avec une réflexion sur l’Homme et sa société ; réflexion qui a pour point de départ la culture et la pensée des peuples du golfe du Bénin : le vodoun ; culture qu’il invite à découvrir en profondeur.

Cette réflexion sur l’homme se porte aussi en direction du christianisme. Paul Aclinou est également titulaire d’un diplôme universitaire d’études théologiques et d’une licence de théologie (baccalauréat canonique).

Pour quelques travaux scientifiques (extraits) : voir

https://www.researchgate.net/scientific-contributions/2006608018_Paul_Aclinou

Et http://independent.academia.edu/PaulAclinou

Un très vieux site donne encore les premiers éléments de mon approche du vodoun ; il est en anglais.

http://www.geocities.ws/Athens/Delphi/2291/

Références pour quelques lectures : (choix non limitatif)

Aclinou Paul ; Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie. Le continuum de potentialités ; Harmattan, Les Impliqués éditeur Paris 2016. (Noté LCLV dans le texte).

Aclinou Paul ; Une pédagogie oubliée : le vodou ; Harmattan éditeur, Paris 2007. (Noté Une pédagogie… dans le texte)

Maupoil, Bernard ; La géomancie à l’ancienne côte des esclaves ; éditeur : Institut d’Ethnologie ; Travaux et mémoires (1943) ; 4éme réédition 1988.

Fatumbi, Verger, Pierre ; Éwé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba ; Maisonneuve et Larose, Paris 1997.

Thompson, Robert Farris ; L’éclair primordial, éditions caribéennes, Paris 1985.

Quenum Maximilien ; Au pays des fons. Us et coutumes du Dahomey ; Maisonneuve et Larose, seconde édition, Paris 1999.

Métraux, Alfred, Le vaudou haïtien, Gallimard, Paris 1958.

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Paul G. Aclinou. Toulouse, le 15 avril 2019. Propos recueillis par Monsieur Innocent Sossavi, journaliste.

[1] Je propose en annexe un petit résumé biographique.

[2] La parole, c’est-à-dire la Vérité… encore faut-il se donner les moyens de la connaitre.

[3] Je me souviendrai toujours de Cyprien courant dans la maison vers notre père en criant : « Papa, papa, Paul sait compter jusqu’à 20 ! »

[4] Fatumbi Verger Pierre ; Éwé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba ; Maisonneuve et Larose ; Paris 1997

[5] Hêbiesso, dieu de la foudre, le tonnerre.

[6] Voir l’analyse à : Aclinou, P. Une pédagogie oubliée : le vodoun ; p. 192 – 196.

[7] C’est ce que je propose à maintes reprises dans mes livres ; il ne s’agit aucunement de rejeter le fait religieux, bien au contraire, car c’est la porte d’entrée au mode d’existence.

[8] Voir à cet effet, l’opinion d’Alfred Métraux dans l’extrait donné en avant-dernière page.

[9] Sauf dans les cas de « pollutions » qui sont dues à la mimésis sociétale.

[10] Laude, Jean ; Les arts de l’Afrique Noire ; Société Nouvelle des Éditions du Chêne, 1988 ; p. 10.

[11] Aclinou, P. ; LCLV p. 285 – 289.

[12] Aclinou, P. idem, p. 11.

[13] La liste, sans être exhaustive, reste limitée.

[14] Balandier, Georges, anthropologue. Interview, Télérama en 2003. Nouvelle publication en 2016 à

http://www.telerama.fr/livre/l-anthropologue-georges-balandier-specialiste-de-l-afrique-est-mort,148357.php

[15] Il serait intéressant de se pencher sur les fondamentaux qui président à la construction et à l’usage des fétiches ; de même qu’il serait très instructif de voir ce qu’il en est ailleurs, notamment dans le christianisme, même si l’appellation est différente.

[16] Aclinou, P. ; Une pédagogie …  p. 192.

[17] Aclinou, P. ; Une pédagogie…. P.177.

[18] Aclinou, P. ; idem ; p. 105.

[19] Quenum, B. ; Au pays des fons. Us et coutumes du Dahomey ; Maisonneuve et Larose, seconde édition, Paris 1999. ; p. 88

[20] L’idée de départ de ces collections était peut-être, en garnissant les « cabinets de curiosités » avec ces objets, de détenir les preuves « de l’état de sauvage » des êtres qui les avaient fabriqués.

[21] Ce qui amena certains à parler « d’art des aéroports » au colloque qui était associé au Premier Festival Mondial des Arts Nègres, en 1966 à Dakar ; une manifestation qui se voulait en continuité avec la Négritude.

[22] Je n’ignore pas que cette formulation dogmatique est bannie depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et même un peu avant ; le point culminant de cette évolution fut sans doute l’affaire Feeney à la fin des années quarante. Toutefois, il suffit de lire les constitutions dogmatiques issues du concile Vatican II pour s’apercevoir, que si la formulation est proscrite, l’idée de fond demeure…inchangée, pourrait-on dire ! On trouvera un déploiement du dogme par Aclinou, P. à :

http://adacpaul.blogspot.com/2016/06/histoire-et-actualite-dune-expression.html

[23] En Haïti, on écrit vaudou, ce fut le cas encore en France ; cependant, progressivement, l’écriture vodou, et surtout vodoun commence à s’imposer.

[24] Il était incarcéré en France quand fut proclamée l’indépendance.

[25] Autant dire des fétiches aussi !

[26] Les thèmes de cette série seront déployés dans un ouvrage prochain.

[27] D’où le titre de dieu des croisements qui est fréquemment donné à Lêgba.

[28] Aclinou, P. LCLV ; p.88.

[29] Aclinou, P. Une pédagogie…  p. 116.

[30] Idem ; p. 122.

[31] Aclinou, P. ; LCLV ; p. 192 – 203.

[32] https://ich.unesco.org/fr/RL/le-systeme-de-divination-ifa-00146

[33] Métraux Alfred ; Le vaudou haïtien ; Gallimard, 1958 ; p. 23.

 

RETOUR SUR UN INTERVIEW

Interview P_Afrique_2004

http://planeteafrique.com/Amis/Index.asp?affiche=News_display.asp&ArticleID=884

1 – Bonjour Monsieur Aclinou. Vos écrits gravitent autour du Golfe du Bénin. A vous lire, on revit le Dahomey et ses Empires, les Empires Yoruba, les Royaumes Haoussa de la Reine Daoura… avec toute leur grandeur et leur puissance mystique…

Bonjour Monsieur Diop ; je vous remercie de me donner la parole sur votre site.

Graviter autour du Dahomey ? Sans aucun doute, puisque le Bénin est le point de départ  et c’est là aussi où tout finira, pour moi… Et puis, vous vous rappelez certainement cette leçon de notre enfance :  » Quand tu ne sais plus où tu vas, n’oublie pas d’où tu viens. « 

Mais, ce n’est pas seulement cela, c’est aussi un alibi, un alibi, une référence qui sert de pivot dans ma tentative de comprendre l’Homme, l’Homme universel.

Graviter dites-vous ! Oui, graviter autour de ce couloir – la trouée du Dahomey – par lequel l’homme n’a jamais cessé de circuler depuis des temps immémoriaux !

Allez voir TADO, cet ensemble de quelques cases, insignifiantes aujourd’hui, qui est situé dans l’actuel Togo sur le plateau d’Atakpamé, vous serez ébahi d’apprendre que de là, ce sont élancés avec fougue, des groupes d’hommes, par vagues successives, déterminés et solidaires, depuis 1000 ans vers le monde. Parfois, comme dans le cas des Yorubas, il y eut des va – et – vient de et vers Tado pour en repartir une fois encore… La plupart sont allés d’étape en étape, de querelle en querelle et de guerres en guerres, parsemant le trajet de villes et de royaumes : Allada, Abomey, Abéokouta, Oyo, Ife, Kétou, Porto Novo, Agbanankin, Grand – Popo, Kovê, pour ne citer que quelques noms.

Vous avez évoqué d’autres royaumes, autant dire que l’Afrique est riche d’Histoire ; nous pouvons ajouter à ces noms que vous citez, les empires du Ghana, ou encore celui du Bénin (je parle du Bénin historique) dont les sculptures rayonnent de sérénité et sont l’objet d’étonnement et d’admiration des connaisseurs du monde entier.

C’est aussi le Manden, plus connu sous le nom de l’Empire du Mali. A Soundiata Keita son fondateur, nous devons l’une, sinon la première, Déclaration vraiment Universelle des Droits de l’Homme, puisque datée de 1236 ; la charte du Manden (qui peut être consultée sur cet autre de mes sites : http://www.cimaisevirtuelle.com/afriquecrit/afeour.htm)[1].

 » Toute vie est une vie  » qui en est la première parole me paraît plus universelle car, tout, absolument tout le reste peut en découler, ce qui ne me semble pas être le cas de notre  » Tous les Hommes naissent libres… « 

Voilà – accessoirement – un point sur lequel une réflexion générale peut porter, réflexion à partir de laquelle on pourrait, pourquoi pas, proposer une modification de l’actuelle déclaration dans le cadre de la communauté des Nations ; votre site peut bien sûr jouer un très important rôle dans cette réflexion.

Pour revenir sur le Golfe du Bénin – je dirais plutôt, chez les peuples qui venaient de Tado – on peut se demander quels étaient leurs bagages ; la réponse est : quelques concepts, quelques mots… car, en fait, le Vodou, c’est cela ! Nous y reviendrons.

2 – Par déformation, le Vodou, dans l’opinion populaire, est une pratique animiste originaire des Antilles et des Caraïbes. Comment interviendrez-vous pour redéfinir et resituer le Vodou dans le monde contemporain ?

Vous avez raison ! Le monde – en dehors du Dahomey – a découvert le Vodou à travers les descendants des Noirs transplantés d’Afrique qui vivaient et vivent encore dans les Caraïbes, en Amérique du Sud, notamment à Haïti, au Brésil, au Mexique, mais aussi en Amérique du Nord…

Il est donc légitime que l’on en situe, dans un premier temps, l’origine dans ces lieux ; mais, cette erreur n’a été possible que parce que du Vodou on n’ a retenu que les aspects extérieurs ; on en a retenu les manifestations les plus spectaculaires et celles qui intriguent ou inquiètent, et qui sont propagées notamment par un tourisme de spectacle ; ou encore les propriétés que lui prêtent des âmes en peine à la recherche de remèdes miracles ou de je ne sais quelles expériences ésotériques…

Aujourd’hui encore, il y a une méconnaissance totale, y compris dans le golfe du Bénin, de sa signification profonde et donc, ignorance de l’essentiel. C’est dire que la redéfinition et la restitution dont vous parlez concernent les origines géographiques certes, mais aussi le sens fondamental.

Sur le premier point, l’origine géographique, l’erreur n’a duré qu’un temps, car très vite, on a fait la relation entre ceux qui se réclamaient du Vodou et le fait que c’était les victimes de la traite des esclaves ; par contre, plus intéressant est, selon moi, le fait de trouver pourquoi c’est cette croyance qui a perduré pour arriver jusqu’à nous, absorbant toutes celles qui étaient arrivées en même temps aux Amériques ; la question essentielle est de savoir pourquoi ce sont les éléments culturels de ceux dont les racines plongeaient à Tado qui ont persisté et conduisent à cette tradition américaine du Vodou.

En effet, La traite des Noirs portait sur toute l’Afrique Noire ; les déportations avaient lieu d’un peu partout ; chaque ethnie, chaque composante de cette tragédie arrivait avec ses croyances et son échelle de valeurs, il ne pouvait pas en être autrement.

La réponse, à mon avis, est la nature, en partie tout au moins, du contenu spirituel et didactique du Vodou. Si seul le Vodou est resté en masquant, voire en absorbant les cultures des autres groupes ethniques, c’est qu’il était et qu’il est toujours porteur de valeurs à portée universelle ; valeurs sur lesquelles l’homme a pu s’appuyer pour survivre dans la tragédie ; autrement, on ne voit pas comment expliquer la survivance de ces croyances dans un environnement qui était particulièrement hostile tant physiquement que psychologiquement , je ne citerai que le  » Code Noir » qui fut un point fort de cette agressivité.

Ce qui est frappant également, c’est la pureté des concepts qui, malgré tout, soutiennent le Vodou hors du golfe du Bénin quand on compare les fondements de part et d’autre de l’Atlantique ; on observe certes, une très grande influence des rencontres avec les autres idées, quelle soient africaines ou bien qu’elles relèvent de la puissance dominante dans sa composante religieuse, notamment, le christianisme ; mais rien ne s’était perdu et rien n’était venu s’ajouter au concept de Eshu ou Lêgba et de Fa ou Ifa , les deux principales divinités dont les hiérarchies respectives et les fonctions pédagogiques sont rigoureusement respectées, même si elles ne sont ni approfondies ni appliquées, exactement comme ce fut le cas sur le continent d’origine[2].

Il serait trop long de développer ici ce qui fait cette force, remarquons simplement que Vodou signifie  » ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on ne connaît pas encore !  » ; c’est tout ! Vous voyez, nous sommes loin de ce que l’on pense généralement qu’est le Vodou ; nous sommes loin de l’image qu’on en donne y compris au Bénin.

En clair, cette culture présuppose que connaître reste possible, connaître le monde est une nécessité ; à tel point qu’un dieu est dévolu tout entier à cette affirmation ; c’est le rôle du dieu Hêbiêsso (Shango), le dieu de la foudre, qui est d’affirmer cette absolue nécessité.

Si on ne pénètre pas la signification profonde du terme, on peut massacrer autant de poulets, de coqs ou de je ne sais – quoi encore, on reste dans l’idolâtrie. Ceci est à rapprocher de l’enseignement des pères et des mères informés qui répètent à leurs enfants :  » ce à quoi il faut prêter attention quand tu es chez le guérisseur, ce n’est ni aux poulets sacrifiés ni aux incantations déclamées, mais aux herbes et plantes qu’il met en œuvre.  » On ne saurait – être plus clair ! Mais, ce n’est qu’une partie de l’enseignement.

Cette culture enseigne également que la vie comporte des points – pivots qui surpassent nos individualités ; par exemple, que l’eau ne doit pas être vendue ; que le pire crime que l’on puisse commettre c’est d’empoisonner l’eau ; car, « que boirait le pauvre ? » demande – t – on. Le respect de la vie est poussé à un point tel qu’avant de tuer la bête domestique pour l’alimentation – nécessité vitale – il faut lui donner à boire y compris symboliquement en trempant son bec ( pour la volaille ) dans l’eau pour signifier que l’acte est une nécessité de survie. Aujourd’hui, je dirais que les sociétés protectrices des animaux qui existent à travers le monde nous rejoignent en quelque sorte dans ce que nous croyons qu’est la vie…Ce qui nous renvoie à Soundiata Keita : « Toute vie est une vie… » !

Vous voyez donc qu’il ne s’agit pas fondamentalement d’ésotérisme, en tout cas pas seulement de cela…

Connaître ! me diriez – vous, mais avec quels outils doit – on pénétrer le sens profond de cet enseignement, et je vous répondrais : avec les concepts que propose le Vodou dans son état fondamental qui, de ce fait est une PEDAGOGIE ; et comme dans toute pédagogie, le questionnement est le moteur essentiel. C’est donc à partir du questionnement que nous pouvons accéder à l’essence véritable du Vodou, ce qui doit nous amener à distinguer les dieux – concepts (ceux que j’analyse sur le site  » la pensée et son objet « ) qui justement sont questionnement en eux – même, des autres divinités.

Comme vous pouvez le voir, le sens que je peux donner à votre expression : redéfinir et restituer, c’est amener l’Homme – pas seulement l’homme Noir – à retrouver dans le récit fondateur de chacun des dieux – pédagogie, les points de contradiction qui justement sont là pour nous conduire au questionnement. C’est le but que je recherche.[3]

3 – Comment percevez-vous la quête de l’identité mystique et spirituelle de l’homme Noir actuel, plus spécifiquement celle des descendants de Glélé ou Gbéhanzin ?

Je ne suis pas certain qu’il y ait en ce moment une quête d’identité mystique ou spirituelle qui soit spécifique à l’homme Noir en général et aux héritiers de Glélé ou de Gbêhanzin en particulier ; il me semble que nous sommes plutôt dans le cadre de la demande générale de spiritualité qui émerge de notre planète depuis quelques années, voire quelques décennies, et qui semble concerner toutes les sociétés à travers tous les continents et toutes les classes sociales ; vous vous rappelez les propos de cet intellectuel, penseur et homme politique Français qui disait que le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas. Nous y sommes en quelque sorte, et l’homme Noir n’échappe pas à la tendance générale me semble t – il.

Je dirai au contraire que nous, Africains, nous les Noirs, nous possédons une solidité psychologique non négligeable qui fait que nous ne nous posons pas trop de problèmes existentiels ; les coups de buttoirs au quotidien suffisent à occuper tout notre temps !

Je me demande si l’homme Noir ne cherche pas plutôt et plus simplement sa place dans un concert des nations où on lui renvoie constamment le poids des temps passés, le poids d’une souffrance, d’une misère dont sans doute il est en partie responsable.

S’il n’y avait pas en lui la solidité psychologique dont je parlais tout à l’heure, les conséquences seraient dramatiques ; je n’en veux pour preuve que la quasi absence de suicide dans nos sociétés contrairement à ce qu’on peut constater ailleurs.

Dans le même ordre d’idée, il n’est pas fait appel non plus aux structures dites de soutien psychologique à chaque épreuve que le destin met sur la route de l’individu ; il est vrai que nos organisations sociales assurent par leur nature communautaire une prise en charge sans faille qui laisse toute sa place à l’émotivité, elle peut ainsi s’extérioriser librement ; une prise en charge qui n’est nullement intempestive en cela que nul n’est vraiment isolé et abandonné à lui – même. Espérons que cette solidarité puisse durer encore longtemps.

Encore une fois, le quotidien extrêmement dur qui est le nôtre ne nous laisse pas le temps moral pour nous épancher sur notre état d’âme en tant qu’individu, sauf bien sûr dans les cas où un désordre pathologique s’est installé.

Si nous nous mettons au niveau des héritiers des différents royaumes qui se partageaient le sud du Dahomey avant la colonisation, le problème, ou mieux la vision, n’est guère différente, je pense, de celle de l’homme Noir en général ; ces héritiers ne peuvent constituer, à mon avis, un ensemble suffisamment typé pour que leurs préoccupations diffèrent notablement de celle de l’homme Noir partout ailleurs, ou encore s’écartent des modèles problématiques qu’on peut recenser en Afrique. N’est – ce pas plutôt une revendication de reconnaissance qui prévaut dans son esprit ? Une reconnaissance au sein de la famille humaine ; et si tel est le cas comme je le pense, cette recherche dépasse largement le cadre historique pour s’inscrire au niveau même des concepts qui ont façonné l’évolution de l’esprit de l’homme depuis les temps ancestraux, notamment dans l’élaboration des archétypes.

Je vais préciser ma pensée en faisant remarquer que l’homme a instauré depuis des temps immémoriaux les catégories du Bien et du Mal dans lesquelles il range des faits, des actes ou bien des évènements ou encore plus simplement des ressentis, et cela se fait dans toutes les cultures depuis toujours.

Par analogie, toutes les cultures distribuent ces catégories en se référant soit : 1°/ à la constitution de l’homme physique, 2°/ soit à la constitution de la société, 3°/ soit encore à la constitution des groupe de sociétés… etc.

Par exemple dans la catégorie n° 1, on peut citer la gauche et la droite de l’individu ; dans la mesure où chaque Etre humain possède une gauche et une droite, si vous mettez la catégorie du Bien à droite et celle du mal à gauche (ou l’inverse) vous n’offenserez personne parce que ce sont des propriétés qui sont portées par tous ; tout au plus créerez – vous des points d’option, c’est le cas par exemple en politique où les uns se réclament de la Droite et les autre de la Gauche sans pour autant déboucher sur un affrontement qui met en cause la nature humaine de l’autre. Vous ne pouvez pas utiliser l’une ou l’autre option (Droite ou Gauche) comme un levier pour vous différencier de l’autre à votre avantage en termes de qualité, d’intelligence, de droit ….

Si maintenant vous attribuez une catégorie considérée comme relevant du Bien (ou à l’inverse relevant du Mal) à une partie seulement de la société, vous créez une discrimination dont les conséquences peuvent être dramatiques, car vous mettez en cause la nature même de l’individu qui sera ainsi assimilé soit à la catégorie du Bien soit à celle du Mal, (c’est là, l’une des causes du racisme) ; vous faites donc une répartition qualitative de la société sur des critères unilatéraux ; des critères imposés qui ne vont pas de soi, et qui interfèrent sur l’action, car l’homme agit en fonction de son subconscient pour l’essentiel, alors que le raisonnement se conduit à partir du conscient et relève de choix.

La situation qui est faite aux femmes DANS TOUTES LES SOCIETES HUMAINES est de cet ordre quel que soit le continent. Si on veut établir une société harmonieuse, il faut faire remonter au niveau du conscient cette anomalie pour ensuite commencer le travail de réflexion qui s’impose.

Voici un exemple ; Vous savez, il y a quelques années encore tous les cyclones qui dévastent régulièrement notre planète portaient systématiquement des noms féminins ; il y a eu une réaction légitime et vigoureuse des femmes, aujourd’hui, les cyclones portent alternativement des noms féminins et masculins ; une année, ils sont désignés de noms féminins et l’année suivante, de noms masculins. Ainsi, on ne suggère plus que les femmes sont calamiteuses comme les cyclones ! C’est un début.

Le problème est sorti du domaine subconscient ou bien subit une équilibration à ce niveau. Je ne pense pas que cela suffise à régler le sort que nos sociétés réservent aux femmes, mais, nous avons inversé l’action d’un archétype, et cela me paraît important parce que porteur d’avenir dans les relations entre hommes et femmes ; reste bien sûr le travail de réflexion.

De même, il y a en France par exemple des départements qui estiment que leur dénomination (Basses Alpes, Basse Normandie…) porte atteinte à leur image ; en effet le terme « Bas » relève dans le subconscient collectif de la catégorie du « Mal », alors que « Haut » relèverait de celle du « Bien ». Ces départements ont demandé et obtenu, après des années d’insistance, de changer de nom en faisant disparaître le terme « Bas » – et donc la notion négative qui s’y attache – de leur nouvelle dénomination. (J’ignore toutefois si l’expression  » France d’en bas » qui a cours dans les discours politiques en France à l’heure actuelle entre dans ce schéma !)

On peut appliquer le même processus aux couleurs ; en effet, on attache dans le subconscient collectif de l’humanité généralement une valeur négative à la couleur noire, or, une partie non négligeable de l’espèce est de cette couleur de peau, il en résulte qu’au niveau du subconscient l’association est établie et va jouer un rôle négatif, c’est là l’une des bases subconscientes du racisme envers les Noirs. En effet, en quoi un jour qui voit s’abattre de grands malheurs, quelle qu’en soit la nature, sur une société, un système, un individu ou un groupe d’individus, une organisation ou un pays…etc. peut-il être un jour « noir » ?

Dites qu’un tel jour est dramatique, tragique, douloureux …etc. et vous transmettrez la douleur, la souffrance qu’un tel jour aurait apportées sans pour autant générer dans l’esprit de l’interlocuteur l’association d’idée négative à l’encontre d’une partie du genre humain. Autrement, l’association négative est un coup de couteau que vous portez à cette partie de l’humanité. C’est là un comportement tellement banal que nous n’y prêtons plus attention au quotidien mais qui s’insinue dans le subconscient avec les conséquences qu’on peut imaginer.

Il ne fait pas de doute dans mon esprit que l’éradication de ce type de langage doit faire partie des actions de lutte contre le racisme. Là aussi, j’imagine volontiers votre site s’associer à cet effort et même en prendre l’initiative.

4 – On oublie facilement les fondements du Bénin actuel. Des villes comme Kovê, Porto-Novo, Ouidah… perpétuent encore des rites et croyances animistes ancestrales. Mais leur signification profonde échappe au jeune d’aujourd’hui. Pensez-vous utile de raviver et maintenir la mémoire ?

Les rites qui sont liés aux croyances ancestrales sont vivaces pratiquement dans toutes les localités grandes ou petites, et bien entendu dans celles que vous citez, tout comme nous les trouvons dans d’autres pays, en Afrique bien sûr mais aussi en Amérique. Mais à vrai dire, peut – on parler de renouveau ? Je l’ignore, mais il me semble que ceci a toujours existé ; l’avance du christianisme ou de l’islam n’a en rien porté ombrage véritablement à l’assise de ces pratiques, permanence dans les têtes qui explique, nous l’avons vu, que le Vodou soit demeuré vivace pendant et après la traite des Noirs. Il convient cependant de distinguer le rituel des fondements, car ce qui est regrettable, c’est que le rituel perdure sans pour autant conduire à un approfondissement des fondements, j’y reviens ! En effet le rituel n’est important que s’il accompagne l’évolution induite par la pédagogie qui selon moi est la seule raison d’être, non seulement du Vodou mais de bien d’autres concepts religieux. A la jeunesse d’aujourd’hui, je demanderais de tendre vers une conceptualisation du rite, en particulier dans sa composante sacrificielle ; il ne s’agit pas de sauvegarder des poules et autres coqs… mais de retrouver l’enseignement qui est inséré dans le Vodou.

Ma réponse à votre question est donc oui, il est utile selon moi de lancer notre jeunesse, celle qui réfléchit, sur la recherche, l’étude et l’analyse des fondements non pas d’un point de vue mystique ou ésotérique, mais purement logique et rationnel, sinon, je le répète, on peut sacrifier tous les poulets ou moutons de l’univers et ce sera en pure perte.

Je vous donne un exemple si vous le voulez bien. Parmi les figures de Fa – Fa est considéré comme le dieu de la divination, mais j’ai montré qu’il n’en était rien, que sa fonction n’est en aucun cas de prédire l’avenir – Parmi les figures de Fa donc, il y en a une – Sa Mêdji – qui dit que le titulaire de cette figure « rapprochera la terre de la mer, mais restera seul s’il ne fait pas de sacrifice « .

Explication : Il faut comprendre que terre et mer représentent deux points de vue, mais deux points de vue différents ; les rapprocher signifie donc établir une conciliation entre eux. En d’autres termes, le titulaire de Sa Mêdji serait doué pour concilier des adversaires – les fameuses palabres africaines ! – mais le dieu ajoute que si ce conciliateur – né ne fait pas de sacrifice, il restera solitaire, isolé – redoutable perspective en Afrique comme vous le savez. Mais alors, dites – moi, quel sacrifice conseillerez – vous à une telle personne ? Vous voyez, une telle personne peut sacrifier autant de bêtes qu’elle voudra, si elle ne comprend pas le vrai sens de l’enseignement ce sera en pur perte, vous en convenez je pense.

Cela nous ramène à deux choses essentielles, d’une part la nécessité d’un travail de réflexion, et d’autre une conceptualisation aussi bien du contenu que du rite.

Prenons par exemple la notion de sacrifice, la plus remarquable conceptualisation que j’en connaisse est celle du christianisme dans laquelle tous les sacrifices que pratiquait le judaïsme, sa racine, sont ramenés à un seul qui est symbolisé de surcroît ! Même dans ce cas, ce n’est encore qu’une étape selon moi ; mais c’est là, une autre histoire…

Ensuite, et toujours pour répondre à votre question, nous devons encourager la jeunesse à analyser, critiquer, reformuler, et pourquoi pas, actualiser notre héritage culturel ; en un mot le défendre après en avoir acquis la maîtrise des fondements et fait une mise à jour rationnelle si nécessaire ; car, si nous sommes les premiers à les fouler au pied, il n’y a aucune raison pour que le reste du monde n’en fasse pas autant ; Il faut accepter aussi que cette jeunesse puisse en écarter les aspects folkloriques qui font les délices de bien de touristes amusés ou qui seraient à la recherche de je ne sais quelles ouvertures sur des mondes inconnus.

La signification profonde que vous évoquez est celle qui devient évidente quand on écarte le rituel, je dirais même quand on oublie le dieu en tant qu’objet de croyance pour ne chercher qu’à mettre en lumière l’enseignement dont il est porteur, le service qu’il est censé assurer auprès de l’homme ; c’est – à – dire, écarter les dieux pour retrouver les mots que l’Homme adresse à l’Homme.

 

5 – Monsieur Aclinou, vous posez des problèmes contemporains fondamentaux : quel est le prix à payer pour libérer les mal-nourris du tiers monde de leur mal. Vous dévoilez la piste, en la combattant, des voies déguisées de l’expérimentation transgénique…

Ce que je veux, c’est attirer l’attention sur le fait que la malnutrition ne doit pas servir d’alibi à nous – mêmes ou bien à d’autres. On connaît parfaitement les causes de la malnutrition là où elle existe, car, ce n’est pas le cas partout en Afrique. Avant donc de proposer des solutions nouvelles, voire extrêmes, pourquoi ne pas réfléchir, pourquoi ne pas prendre le temps de rechercher les vraies causes ; pourquoi ne pas considérer que nos problèmes résultent d’abord de notre action…

Je voudrais préciser que ce qui est dénoncé ce n’est en aucun cas les manipulations génétiques, pas du tout ! Et pour cause, je suis par ma formation en mesure de porter un regard qui n’est en rien émotionnel ou politique sur la question.

Nous ne sommes pas seuls certes, mais l’aide du reste du monde ne peut en aucun cas être considérée comme une panacée ; d’autant que cette action est rarement neutre, elle peut être dangereuse parfois sans pour autant sauvegarder nos économies ; dans tous les cas elle est désastreuse psychologiquement sauf, quand nous faisons face aux soubresauts de la nature, et là heureusement, c’est l’homme qui se porte à la rescousse de l’autre et c’est heureux. MAIS, ET C’EST LA, UNE CONVICTION PERSONNELLE : L’HOMME EST UN MARCHAND, ET LE SEUL ARTICLE DE SON FOND DE COMMERCE EST L’HOMME ; L’OUBLIER SERAIT UNE GRAVE ERREUR.

Voici un exemple : Il y a quelques années, au plus fort de la crise de la vache folle, la Communauté Européenne a interdit l’exportation de la viande bovine d’origine anglaise vers les autres Etats de l’union ; une chaîne de télévision française rapporta qu’un ministre Anglais demandait à la CEE de les autoriser à vendre la viande d’origine anglaise (suspectée donc) en dehors de la communauté ; où pensez – vous qu’une telle viande serait écoulée ? Sûrement pas en Louisiane ou dans le Nevada ni à Tokyo…

Ce n’est qu’un exemple, et dans ce cas précis, je veux bien à la limite qu’un ministre fasse une telle demande, considérant peut – être que son rôle est de chasser les mouches autour des étals des marchands, et oubliant par là-même que cette terre est une et qu’il faut nous entendre tous autant que nous sommes pour y vivre en paix ; va donc, pour le ministre !

Mais que le peuple anglais dans son ensemble ne soit pas descendu dans la rue pour hurler son indignation, voilà qui est autrement plus décevant et montre la nécessité de la vigilance qui est en fait l’objet de l’écrit auquel vous faites allusion.

Dans bien des cas, quand on y regarde de près, le jeu n’en vaut pas la chandelle, et tout responsable politique qui n’en tiendrait pas compte voue simplement ses concitoyens à l’esclavage, je dirais à un esclavage plus prononcé ; car en fait, c’est de cela qu’il s’agit et le problème est d’importance.

Un célèbre homme politique Africain[4], écrivain et poète de surcroît, aujourd’hui disparu hélas, avait déclaré qu’ « Au banquet de l’universel, la rythmique sera Nègre… », je suis d’accord à une condition : que ce soit le Nègre qui choisisse librement de jouer le troubadour…

Dans l’immédiat, le problème de la malnutrition ne me paraît pas devoir trouver une solution si nous ne le situons pas dans le cadre général de la conduite des sociétés, c’est – à – dire de l’action politique ; mais, c’est là un autre débat.

En résumé, le problème n’est pas la modification génétique, ceci me parait inévitable et cette recherche peut effectivement déboucher sur une solution à bien de problèmes, mais que cela ne serve pas d’alibi !

Et voici le plus surprenant : le premier dieu du Vodou – Lêgba ou Eshu – désigné comme dieu en chef par Le Tout – Puissant à la demande des dieux eux – même selon la légende, Lêgba donc est toujours représenté le sexe à l’air dans toutes ses effigies publiques, ceci est en conformité avec les données d’une légende sur le dieu où il est intervenu pour faire CORRIGER l’anatomie féminine, en particulier l’emplacement du sexe féminin, dont il trouvait la première localisation par Le Tout – Puissant totalement inadaptée et bafouait la dignité de la femme ! Quand on saisit tout le sens de cette légende (qui sera analysée dans  » Les commentaires » à venir)[5], on ne peut pas s’opposer aux manipulations qui nous préoccupent.

 

6 – De manière plus globale, vos ‘alertes’ sont toutes fidèles aux contradictions basiques que vos écrits sur le mysticisme font surgir : la part et valeur réelles du vivant (l’Homme par exemple) dans un processus de pensée rituel, infernal, quasi inéluctable. N’est-ce pas ?

Le processus de pensée qui est rituel en cela que chacun semble considérer que bien de choses vont de soi et doivent constituer un repère de ce fait me paraît discutable, non pas pour le plaisir du questionnement, mais parce que je crois qu’on ne peut aller vers les autres avec un pré – requis spirituel, intellectuel ou culturel, car alors l’affrontement est inévitable !

Vous conviendrez que cela ne peut – être un but en soi. Je crois me situer en dehors du mysticisme, non pas pour le nier ou le rejeter, mais parce que je considère que cela ne peut être qu’une expérience personnelle que je ne possède pas ; et puis, je suis mal à l’aise face à la pensée que tel ou tel aspect du vécu humain puisse échapper au champ de la réflexion ; c’est en cela que j’aime la définition du Vodou : « ce qu’on ne connaît pas encore…  » Les alertes sortent donc de tout cadre mystique et se veulent essentiellement une invitation à la réflexion.

Nous avons évoqué la malnutrition, nous pouvons considérer par exemple le problème de la dette du Tiers Monde ; nous n’allons pas reprendre ici l’analyse que j’en propose, mais une réflexion est indispensable à mon avis car, c’est de notre sauvegarde psychologique qu’il s’agit, c’est aussi un combat, le psychologique est aussi une arme, et si celle – ci nous fait défaut, parce que nous n’avons pas suffisamment d’exigence envers nous-même, alors, je crains que les problèmes de l’homme Noir ne soient pas près de trouver une solution…

Le problème n’est pas de survivre, car des six ou sept milliards d’Êtres que nous sommes sur la planète, il s’en trouvera toujours quelques-uns pour nous offrir une miette par – ci, une miette par- là, mais est – ce vraiment cela que nous voulons léguer à nos descendants ? Encore une fois, si nous considérerons qu’un engagement pris peut ne pas être tenu coûte que coûte, même si nous sommes fondés à demander des aménagements, il y va de notre crédibilité. La chose est d’importance car, elle commande notre respectabilité, et surtout nous laissons une image déplorable, gravement préjudiciable, non pas matériellement forcément, mais sûrement psychologiquement pour ceux qui viendront après nous ; j’y vois donc aussi une responsabilité vis-à-vis d’eux d’autant que c’est nous détruire et les détruire PSYCHOLOGIQUEMENT.

Je comprends que le monde politique qui se trouve face à des problèmes immédiats à résoudre puisse se tourner vers la recherche de raccourcis sans une véritable réflexion préalable, mais la trop grande facilité est une erreur selon moi. Sur ce point précis, nous avons une autre particularité en Afrique, qui est que l’homme politique africain est aussi l’intellectuel le plus souvent ; l’analyse, la réflexion sont alors conduites dans l’action sans ce miroir, oh combien efficace, que constituerait une classe d’intellectuels NON ENGAGES DANS L’ACTION POLITIQUE, et dont les analyses et réflexions, parce que non contingentées par le résultat politique, seraient l’un des gardes – fous du politique ; c’est à mon avis le prélude à une véritable démocratie, celle dans laquelle le peuple est la seule référence. J’ai cependant bon espoir que les choses changent rapidement sur ce point, grâce notamment à des sites comme le vôtre qui s’ouvrent aux débats et invitent à la réflexion en dehors de l’action politique immédiate.

7 – Hommes et Terre – Hommes et Dieux est particulièrement expressif de votre pensée : le Vivant est exploré et s’explore en relation à deux fondements : le sol et l’éther. Est-ce ainsi qu’il faut comprendre ?

Voici la genèse de la forme d’expression : Il y a au Bénin, un village dont le nom est Kouti ; ce nom est particulier et n’a pas toujours été celui que portait la localité semble – t – il ; il signifie : La Mort a vaincu , ou mieux, la Mort est rétablie dans sa fonction » ; ce nom s’oppose à cet autre patronyme : Kou-Ti-Mi, que l’on peut traduire par : « la mort ne peut pas m’atteindre », que portait une femme du village. Vous vous doutez qu’il y eut un débat, une controverse à une époque reculée, entre les anciens du village pour aboutir à ce changement d’identité après une action contre la femme sans âge qui « refusait » de mourir.

J’ai voulu raconter cette histoire, (peut – être une légende, mais le village de Kouti existe réellement, on peut s’y rendre) ; très vite je me suis aperçu que je ne pouvais le faire vraiment sans imaginer ce que fut le débat ; je ne pouvais pas le faire sans proposer ce que pouvait être la controverse entre les habitants ; ainsi est né le projet Hommes et Terre – Hommes et Dieux, ou L’Horloger de Kouti* ; car en effet, le seul support de la pensée pour ouvrir une controverse est la culture dont le cultuel n’est qu’un élément. Vous avez tout à fait raison de parler d’exploration, c’en est une en effet, car sans la connaissance au plus profond des fondements culturels d’un peuple, nous ne pouvons pas, selon moi, établir un dialogue véritable avec lui et donc bâtir un univers d’harmonie en commun ; il ne resterait alors que la confrontation…

Explorer la culture qui est la mienne et la faire partager à d’autres, mais aussi et surtout rechercher les points de convergence, qu’ils soient de nature culturelle et, plus rarement, de nature cultuelle.

On dit les Africains polythéistes par exemple, or, quand vous pénétrez les fondements du Vodou[6], vous vous apercevez qu’il n’en est rien, en tout cas pour les peuples qui ont Tado pour racine. C’est un peu comme si on disait les chrétiens polythéistes à cause des nombreux Saints qui sont vénérés dans le christianisme ! Ainsi, dire DIEU ne signifie pas grand-chose, tout dépend de ce que vous y mettez, et là tout reste possible, alors que dire MAHU (ou Mawu), comme dans le Vodou, signifie exactement  » ce que nul ne peut atteindre », c’est un CONCEPT qui est clair, qui est précis, et dont le peu de théogonie que recèle le Vodou précisera le rôle ; Je dis le peu de théogonie, et en cela l’Afrique n’est pas un cas isolé. En effet, on trouve en fait peu de théogonie dans les sociétés humaines autant que je sache, par contre les genèses sont courantes ; le judaïsme nous offre à la fois une genèse « La Genèse » et une théogonie élaborée (Ezéchiel surtout, et peut être Isaïe). La Grèce antique ne propose même pas vraiment une genèse, par contre elle nous offre une pédagogie extraordinaire dont l’homme est le pivot allant jusqu’à séparer un domaine du divin (couvert par la foi) et un domaine du profane (réservé à l’homme) qui sera le point de départ de ce que nous appelons aujourd’hui Sciences.

Ce que je veux montrer, c’est que le Vodou recèle lui aussi une véritable pédagogie, il a manqué les maîtres d’école attentifs, décidés et tenaces pour en assurer l’application au niveau de l’individu ; c’est en cela que l’excès de rituel me semble dommageable en masquant l’essentiel.

Paul Aclinou, Reims, mars 2004. (Répondant aux questions de S. Diop – Planète Afrique)

Republié en 2011 sur la revue

[1] Ce site n’existe plus (2016) mais la chartre peut être consulté sur :

https://adacpaul.wordpress.com/2017/07/07/lafrique-par-ecrit-la-charte-du-manden/

[2] La pollution vient surtout du christianisme.

[3] Version anglaise du premier site traitant du problème  (Archives sauvegardées) :

 http://www.geocities.ws/Athens/Delphi/2291/geocit/index.htm.

Lire également : Paul Aclinou, Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie ; Les Impliqués éditeur Paris 2016

Paul Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou ; Harmattan éditeur, Paris 2007.

[4] Il s’agit du président du Sénégal Léopold Sédar Senghor

[5] L’analyse est proposée dans « Le vodoun, leçons de choses, leçons de vie » L’Harmattan éditeur, 2016, page 88-103.

[6] Idem référence 4. Et P. Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou, L’Harmattan éditeur, 2007

LE VODOUN, UN AUTRE REGARD : UN TRIPTYQUE AUTOUR DE L’HOMME

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TEXTE DE LA CONFERENCE DONNEE AU MUSEE AFRICAIN DE LYON (JUIN 2014)

INTRODUCTION

Un triptyque car des trois volets que comporte le vodoun selon moi, à savoir :

                  L’art

                 Le rituel

                La pédagogie

 Sont autour de l’homme et à son service .

Le premier, l’aspect artistique, est le volet qui se retrouve dans les musées le plus souvent. Il constitue un lien avec le monde extérieur au vodou, le monde occidental notamment. C’est à partir de ce lien que le concept d’art (pour l’art) est entré dans cette culture car, la fonction première de la statuaire par exemple n’est pas d’ordre artistique. Il servait et sert encore de support symbolique au second volet.

Le second volet, le rituel, est celui qui est le plus connu et qui fait l’heur et malheur de la pratique comme de la culture vodou au niveau des ressentis à l’extérieur de la zone d’influence. C’est à ce volet que se réduit le plus souvent le vodou pour la quasi-totalité des personnes, y compris dans son aire d’existence ; ceci s’explique par le fait que c’est lui, le rituel, qui structure le « nourrir son corps » et le « nourrir son esprit » de la majorité de ceux qui relèvent de cette culture, et cela depuis plusieurs siècles. Mais ce rituel n’est que la face visible – comme le premier volet – du vodoun, une face visible qui occulte totalement le troisième volet, pour moi fondamental, en cela que c’est sur lui que repose l’ensemble, c’est ce volet qui expose les fins qu’espéraient les fondateurs –anonymes- du système.

Ce troisième volet, que j’appelle la pédagogie cachée, est en fait extrêmement présent à condition de s’y arrêter, et surtout de s’y arrêter pour le déployer. C’est ce déploiement que je propose d’initier. Je tente de montrer qu’une autre approche de la culture vodoun est possible, une approche qui ne rejette aucunement les deux premiers volets mais révèle l’existence du troisième et en montre l’importance, du moins je l’espère. C’est là, l’objet d’une conférence donnée à l’occasion de l’exposition « le Vodou, du visible à l’invisible » du 20 mars au 31 juillet 2014. Cet article est le texte de cette intervention qui veut proposer un autre regard sur le vodoun dont l’aire d’influence en Afrique est donnée par la carte suivante.

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La carte de la zone d’origine

(http://creativecommons.org/licenses/by/2.5) via Wikimedia Commons)

La tentation est de vouloir présenter pour commencer, ce qu’est le vodoun, en fait personne je pense, n’en ignore rien  tant les interactions avec les pays où il est pratiqué sont nombreuses que ce soit en Afrique ou bien que ce soit dans les Caraïbes, à Haïti ou bien en Amérique du Nord comme du Sud. Ce vodoun là est celui du rituel, il est celui de la religiosité. C’est ce vodoun là qui est visible, éclatant, intempestif peut – être.

Le vodoun dont je voudrais vous entretenir est plus profond. Il est à la fois visible et invisible, en tout cas transparent. Visible parce qu’il se superpose au premier, celui que tout le monde connait, il en utilise certains éléments. Il est transparent, voire invisible, parce qu’il véhicule un autre message, un message qui relève d’un autre magistère ; un message auquel on ne peut avoir accès qu’en se plaçant délibérément dans une optique pédagogique.

Ces deux vodoun se retrouvent en un unique point de convergence, un point qui n’est autre que l’homme, car, c’est à lui que l’un et l’autre s’adressent, à condition toutefois qu’il fasse l’effort d’aller à la recherche du second ; car, si le premier s’impose à lui comme fait sociétal et cultuel qui détermine le rituel, le second, lui, nécessite une démarche volontaire de sa part.

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Le triptyque fondamental

L’homme est donc le point central des deux vodoun. Mais, entre lui et les deux couches, il y a des symboles qui leur sont communs ; c’est précisément au niveau de ces symboles que, dans la première couche, quand ils sont matériels ou conceptuels, affleurent les éléments qui nous permettent de déceler la présence de la couche invisible ou transparente, et donc d’y avoir accès.

L’homme donc, mais à quel niveau devons-nous situer la motivation que le fait œuvrer ? A quel niveau devons-nous situer la justification des deux couches ? A celui des sens ou bien à celui de la raison ?

La question se pose car, les couches précédentes sont totalement distinctes l’une de l’autre, c’est-à-dire qu’à partir d’un même symbole quel qu’il soit, parole, geste ou image artistique… on peut aboutir soit au magistère de la foi, soit au magistère de la raison. Le plus remarquable, c’est que nous sommes à l’aise dans chacun de ces magistères dès lors que nous avons opté – volontairement ou inconsciemment portés par le bain culturel – d’orienter le symbole vers l’un ou l’autre paradigme.

Voici un exemple, celui du dieu des guérisons, le dieu de la médecine que nous allons traiter en détail plu loin : Osanyi. Le magistère de la foi conduit l’homme à s’adresser à lui pour obtenir guérison et bonne santé par les plantes, les couleurs et par les sons que le dieu sait mettre en œuvre. On le fait sans se poser de question sur le comment. Si nous examinons même sommairement la représentation sculpturale du dieu, qui est le symbole ici, nous verrons que cet examen nous conduit à écarter le paradigme de la foi, ou au moins à le mettre en doute.

Le même symbole, nous oriente alors, à partir de notre examen, sur la pédagogie dès que nous prenons en compte les raisons qui expliquent que la sculpture soit ainsi configurée ; dès lors, la leçon relève entièrement du domaine de la raison. Les conclusions n’ont plus rien à voir avec la santé physique ou mentale de l’homme. Il sera encore question de santé certes, mais de celle du groupe, le groupe social et le vivre ensemble en son sein ; on a ainsi un changement complet de perspective !

On voit sur cet exemple que la déconnection entre les deux magistères, qui se partagent le même symbole, est totale ; ils ne sont ni en concurrence ni en opposition ; c’est cette déconnection qui explique que le rituel même envahissant, même intempestif n’a pas le moindre effet sur le contenu caché que je préfère dire translucide, celui du magistère de la raison.

Les deux magistères cohabitent et fonctionnent indépendamment l’un de l’autre sauf à partager le même symbole ; ils fonctionnent, chacun, sans altérer la logique interne de la rationalité de l’autre.  C’est en cela que réside l’extraordinaire souplesse conceptuelle de ceux qui sont à l’origine du système que nous appelons vodoun.

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Le triptyque

Dans la pratique, seul le magistère de la foi s’exprime, c’est la ritualité, mais une ritualité qui a ceci de particulier qu’elle omet une règle primordiale du magistère de la foi, je veux dire la foi en la divinité à laquelle on s’adresse.

En effet, quand on s’adresse au bokonon, qui est aussi le guérisseur, pour avoir une réponse que ce soit pour son avenir ou que ce soit pour des difficultés présentes de toutes natures, le bokonon se fiche de savoir si vous croyez en Fa en Lêgba ou en tout autre divinité qu’il invoque… en clair, il semble que le résultat, succès ou échec, n’est aucunement conditionné par la foi ; c’est exactement comme quand nous nous rendons chez un médecin ! C’est comme faire appel à un spécialiste dont c’est la fonction de traiter votre demande. Cela revient à dire qu’inconsciemment, on considère que les dieux sont à disposition, ils ont leur exigence certes, mais ils sont là pour l’homme !

Nous sommes quand même dans le magistère de la foi, mais une foi qui est globale et qui pose que s’adresser aux dieux est une règle de la vie, et donc qui ne se discute pas ni par les dieux ni par les hommes ; c’est donc une foi qui est d’abord culturelle avant de donner lieu au cultuel ; c’est le vodoun standard.

IDEE DE BASE

Il y a une idée de base dans le vodoun quel que soit l’angle sous lequel on le considère, une idée, que nous pouvons dire absolue, elle semble dire l’indétermination fondamentale de l’existence. C’est-à-dire que les concepteurs du système posent que rien ne peut être considéré comme prédéterminé ou imposé à l’existence de l’homme. Dès lors, il doit se construire son « bien-vivre« , il doit combattre pour ce « bien-vivre » car il possède la vie, une vie qui est contingente de par sa naissance. Mais, le bien-vivre ne peut être que de son fait et de celui de sa société ; d’où, il faut former l’un et l’autre, c’est le propos de la pédagogie. Le combat qui résulte de l’obligation de bâtir son bien-vivre est une négociation, une négociation permanente ; c’est une nécessaire négociation avec les dieux, mais aussi avec les hommes.

Les outils de cette négociation sont les dieux eux-mêmes et des règles qui s’imposent à tous, dieux compris. Voilà pourquoi ces auteurs anonymes nous présentent des dieux qui se constituent en faisant désigner le premier d’entre eux par Dieu, l’Être Suprême ; c’est le fameux voyage des dieux[1].

Ces auteurs précisent également les manières dont l’homme peut entrer dans cette négociation en délimitant deux cadres que les deux couches utilisent :

            * Un cadre spécifique qui est celui des fonctions de chaque divinité.

            * Un cadre plus généraliste qui ne concerne que deux divinités, les dieux Lêgba et Fa, et dans lequel chaque détail doit être examiné et resitué dans le déroulement de l’action. C’est ce duo du cadre généraliste qui pilote l’ensemble de la pédagogie tout en présentant des spécificités qui les rattache au premier cadre.

C’est dans ce cadre généraliste que se place l’essentiel de l’action pédagogique, c’est-à-dire le magistère de la raison ; c’est ce cadre qui déploie ce qui dans le vodoun est translucide comme je le disais plus haut.

Je vous propose d’osciller d’une couche à l’autre, mais en donnant la préférence au magistère de la raison selon le plan suivant :

Les dieux, un choix arbitraire, et leur constitution.

                        La structure de Fa.

                        Le duo Fa – Lêgba : les axes.

                        Quelques déploiements de la pédagogie.

                                   Osanyi, dieu de la médecine.

                                    Le bouc du roi.

                                   Le cotonnier.

                                   Lêgba et le sexe féminin.

                                   Les deux amis.

                                   Une devise.

                                   Conclusion.

LES DIEUX

Les divinités des deux cadres doivent répondre aux critères suivants :

 Absence de gestes surnaturels ou surhumains.

 Absence d’agressivité gratuite, aussi bien entre eux qu’envers les Êtres humains.

             Absence de férocité entre eux ou envers les hommes.

             Absence d’intervention de fées.

             Absence de miracles ou d’actes irrationnels.

             Une situation géographique indéterminée ; ces divinités s’adressent donc à l’homme au sens générique, comme une sorte d’Universaux dont le champ sémantique est la terre physique sur laquelle il se déploie ; je ne dis pas sur laquelle il vit.

            * Groupe ethnique indéterminé.

            * Ces dieux ne mettent jamais en cause une ethnie, un peuple ou une race.

           * Ces dieux ne jettent jamais d’anathème sur une ethnie, un peuple, une société, une race ou sur un pays.

En somme, ce sont des dieux qui n’ont ni peuple  ni terre !

J’en ai retenu huit ; c’est un choix arbitraire qui repose sur les critères que je viens d’énumérer.

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LES HUIT DIEUX

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L’APPARIEMENT DE SIX DES HUIT DIEUX (sans Fa et Lêgba)

Il est possible de les apparier en effet en tenant compte de leur fonction, déclarée ou déduite de l’analyse de leur légende fondatrice ; ainsi :

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CORRELATION DE L’AXE FA-LÊGBA AVEC LES DIEUX.

La mise en œuvre des fonctionnalités ainsi appariées se fait selon un axe que forment les dieux Fa et Lêgba.

STRUCTURE DE FA.

Fa avec Lêgba sont les deux divinités sur lesquelles repose toute la pédagogie mais également l’essentiel du rituel. Ce sont les seules que nous voyons à l’œuvre quelle que soit la situation, seules ou en association avec d’autres.

Pour Lêgba, cette omniprésence se justifie selon le rituel, parce qu’il est le dieu en chef, mais aussi parce que c’est par lui que passent tous les sacrifices selon ce même rituel. Quant à Fa, sa présence incontournable dans tout acte rituel se justifie par sa fonction de dieu de l’art divinatoire.

Quand ensuite, on bascule dans le magistère de la pédagogie, l’action des deux divinités apparait intriquée, le rituel le laisse entendre déjà en signalant que les deux « vivent » ensemble, ou bien qu’il ne faut pas les séparer… L’explication se découvre quand on pénètre la structure qui gouverne la pédagogie, structure dans laquelle le dieu Fa se présente comme un concept qui établit des relations avec tout ce qui peut faire la vie ; mais Fa n’est en fait, qu’une facette, Lêgba étant l’autre, c’est ce duo qui pilote l’action pédagogique dans le vodoun. Cela se fait par les signes de Fa. Ces figures forment l’ossature de l’art divinatoire du dieu, mais ils constituent également toute la programmation de la pédagogie. Ils sont élaborés à partir de deux graphèmes verticaux qui sont associé par quatre, les tétragrammes ainsi obtenus sont regroupés par deux pour donner le signe.

         LES SIGNES DE FA.

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ELABORATION DES TETRAGRAMMES : « L’ALPHABET »

Les tétragrammes sont rangés selon un ordre de priorité sur une base qui ne parait pas évidente ; ils portent des noms, mais ne présentent aucun caractère ou propriétés, comme s’il s’agissait d’un alphabet. Regroupés par deux, ils vont donner les véritables signes de Fa, les « dou ».

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« L’ALPHABET » : ORDRE DE PRIORITE

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LES OCTAGRAMMES : PROPRIETES

Les octagrammes sont de deux types. Ceux qui sont formés de deux tétragrammes identiques sont les figures-mères, il y en a seize ; les autres associent deux tétragrammes différents, ce sont les figures secondaires qui sont au nombre de deux-cent-quarante. Au niveau de l’interprétation, les deux types jouent cependant le même rôle ; l’art divinatoire ne les distingue pas.

Gbê médji (M)

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Yéku médji (F)

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Woli médji (M)

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Di médji (F)

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Loso médji (M)

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Wèlè médji (F)

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Abla médji (M)

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Akla médji (F)

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Guda médji (M)

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Sa médji (F)

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Ka médji (M)

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Turukpê médji (F)

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Tula médji (M)

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Lètè médji (F)

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Cè médji (M)

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Fu médji (F)

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LES FIGURES-MERES (DANS L’ORDRE DE PRIORITE)

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LES 4 PREMIERS SIGNES

Ils sont considérés comme les racines du monde d’un point de vue conceptuel. Ces signes forment un écrin dans lequel s’insèrent tous les autres, figures-mères et figures secondaires. Il n’y a aucune symetrie entre eux ; ce sont des « diastéréoisomères ».

Ce n’est pas le cas des 12 autres signes-mères. Il sont symétriques 2 à 2 comme dans la figure ci-dessous. Ils sont donc « énantiomères » par groupe de 2.

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LES 12 SIGNES-MERES SYMETRIQUES 2 A 2

LE DUO FA-LÊGBA

Les auteurs du vodoun posent que les quatre premiers signes de Fa sont les piliers du monde.

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LES 4 PILIERS DU MONDE.

Ils vont les considérer comme délimitant également un système d’axes : le premier et le second signes déterminent un axe Est-Ouest, à savoir : Gbê-Médji et Yeku-Médji ; cet axe est dit axe de Lêgba. 

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De même le troisième et le quatrième signes déterminent un axe Nord-Sud, à savoir Woli Médji et Di Médji, c’est l’axe Fa.

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On songe immédiatement aux quatre points cardinaux, il en est rien, il s’agit de tout autre chose, à savoir que l’axe Lêgba détermine tout ce qui est objectif alors que l’axe Fa détermine tout ce qui est conceptuel. Ce sont les deux seules divinités à qui sont attribués un axe et les fonctions qui en découlent.

Quant aux points cardinaux, ils sont bien entendu, pris en compte, mais ils portent d’autres noms qui n’ont rien à voir avec les signes de Fa ni avec les dieux Fa et Lêgba, cela, pour montrer qu’il ne s’agit pas d’indiquer par les axes, une dimension typologique. Ainsi, comme le montre le schéma suivant, les points cardinaux portent un nom différant.18_Fa_9

 DESIGNATION DES POINTS CARDINAUX DANS L’AIRE DU VODOUN.

L’intrication des dieux Fa et de Lêgba vient du fait que tout acte humain résulte de l’interaction entre ce qui est objectif et ce qui est conceptuel, c’est – à-dire entre ce qui relève de l’axe Est-Ouest et ce qui relève de l’axe Nord-Sud. En d’autres termes, vivre c’est faire interagir l’objectif et le conceptuel. C’est le sens de ce qui est toujours enseigner à travers l’expression :  « Fa et Lêgba vivent ensemble » qui est un impératif dans le vodoun.

C’est à ce niveau également que nous comprenons le fait que Lêgba soit dit première divinité, le dieu en chef.

PRIMAUTE

La primauté accordée par le Tout Puissant à Lêgba n’est pas exclusive, en effet, dans plusieurs autres légendes, Mawu accorde cette même primauté à Fa, d’où une dyarchie qui pourtant ne bloque pas le fonctionnement du système, la raison vient du fait que chacun d’eux préside un domaine d’action exclusif, le monde réel, directement perceptible pour Lêgba, et le monde conceptuel, celui auquel on ne peut accéder qu’après une construction mentale qui est le domaine de Fa. C’est l’exemple du jour, du mois et de l’année qui vont de soi dans toutes les cultures du monde, car une simple observation suffit à les saisir, axe Lêgba ; alors que la semaine relève d’une conceptualisation partout, axe de Fa. De même, si nous considérons les points cardinaux, les points Est et Ouest vont de soi, axe Lêgba, alors qu’il a fallu aux hommes, une conceptualisation pour construire les points Nord et Sud.

REMARQUE :

Il faut noter l’absence dans le vodoun d’un culte pour Dieu (Mahou ou Mawou…), entendu comme Être Suprême ; cela s’explique très bien quand on prend en compte l’idée  de base que j’évoquais plus haut. Le vodoun pose en quelque sorte que le Tout Puissant ne peut entrer dans la négociation qui est nécessaire entre les hommes et les divinités, ce qui revient à clairement manifester que les divinités n’ont rien à voir avec la transcendance –d’où, la possibilité de négocier avec elles- ; alors que le Tout Puissant est la transcendance, et c’est ce qui est traduit par la manière de Le nommer : Mawu, qui n’est qu’une phrase-concept, dont le déploiement fait apparaître les raisons de cette absence de culte.

En d’autre termes, la présence des « divinités » ne doit pas induire en erreur, le vodoun est au plus haut point un monothéisme, qui plus est, un monothéisme dualiste ; nous n’entrerons pas dans le détail ici.

EXEMPLES DE DEPLOIEMENTS.

Je vous propose dans la suite de nous intéresser surtout à ce magistère, celui de la raison, la seconde couche, c’est-à-dire le magistère qui fonde la pédagogie. Je vous propose de le faire à partir de trois types de réalités symboliques autour desquelles s’articulent les deux aspects, les deux couches dont je viens de parler. La première réalité est objective, la seconde est virtuelle, mais s’appuie sur une réalité objective ; la troisièmes enfin est entièrement construite, il s’agit d’une expérience de pensée qui présuppose une réalité fictive.

* – Le symbole de premier type relève du domaine de l’art, il peut être une réalité objective, par exemple une sculpture. Nous allons en voir deux ; c’est-à-partir de l’examen de la sculpture ou de l’image associée à la légende que nous aurons accès à la leçon, c’est-à-dire à la pédagogique.

LES EXEMPLES : 

                        Le dieu de la médecine, Osanyi.

                        L’image de Lêgba, dieu des croisements, dieu de l’intelligence ; il s’agit de la figuration du dieu dans le domaine public, à l’entrée ou à l’intérieur des villages.

            * – Le symbole est l’image virtuelle ou non, d’une réalité habituelle qui va servir d’appui à la leçon ; je vous propose deux légendes qui vont utiliser une telle réalité pour prodiguer la leçon.

                        La légende du bouc du roi.

                        La légende du cotonnier

             * – Le symbole prend appui sur une réalité qui est liée à un comportement ; plus précisément, le symbole sera basé sur la notion de sacrifice. Je vous propose un exemple de ce type.

                        La légende des deux amis.              

                       Une devise de Sa Médji.

PREMIER EXEMPLE : OSANYI, DIEU DE LA GUERISON.

 

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RESUME

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TABLEAU RESUME DE LA LEGENDE DE OSANYI.

L’image du dieu serait quelque chose comme cette photographie[2] d’une sculpture, mais elle traduit incomplètement la description que le récit donne de l’aspect d’Osanyi. La légende fondatrice de cette divinité est en deux parties.

La première précise que le dieu est capable de guérir tout ce que l’homme peut connaître comme maladies et toutes les souffrances qu’elles entraînent, que ce soit les maux du corps ou bien que ce soit ceux de l’esprit. Ce dieu est né avec le corps entièrement recouvert de perles, des perles de toutes les couleurs ; les couleurs sont, avec les plantes, les herbes et les sons, les éléments que la divinité met en œuvre pour accomplir sa tâche, guérir. L’efficacité de ce dieu est telle que les bokonons-guérisseurs n’avaient plus rien à faire, tous les malades étant définitivement guéris par Osanyi. Affolés, et inquiets pour eux – même et pour leurs familles, les guérisseurs allèrent trouver Lêgba, chef des dieux pour se plaindre. Ils lui dirent : « Tu vois, Osanyi guérit tout et tout le monde, car il connaît toutes les plantes avec leurs vertus et celles de toutes les couleurs, il connaît  tous les sons et sait comment les mettre en œuvre pour le bien des malades, alors nous, hommes-guérisseurs, nous n’avons plus de travail, nous n’avons plus rien à faire. Nous ne pouvons plus vivre, nos familles ne peuvent plus vivre. Que vont devenir nos femmes et nos enfants ? Qu’allons-nous devenir ? Quelle vie pouvons –nous avoir sans malades à soigner ? » Lêgba, le dieu en chef reconnut le bien-fondé de la plainte des hommes, car ils ont le droit de vivre.

C’est ici qu’apparaît la seconde partie de la légende. Car, à la suite de la plainte des hommes, alors qu’Osanyi dormait chez lui, Lêgba fit écrouler la maison sur lui. Dans l’accident, le dieu des guérisons perdit un bras et une jambe ; il perdit également un œil et l’usage d’une oreille. Par ailleurs, n’ayant pas tenu parole à la suite d’un engagement qu’il avait pris en une autre occasion, Osanyi perdit aussi l’usage de la parole ; on dit que depuis, ce sont les oiseaux qui parlent pour lui.

L’imagerie nous donne à voir sur un plan artistique, un manchot, unijambiste, borgne, à moitié sourd et qui ne peut que couiner en guise de parole. Les prêtres de ce dieu sont d’excellents ventriloques quand ils apparaissent en public. Voilà donc l’image sculpturale que nous devons déployer selon les deux approches.

            * L’approche rituelle : le magistère de la foi.

Cette approche pose que le dieu ainsi diminué physiquement ne peut plus se passer de l’homme, le guérisseur, pour accomplir sa tâche. C’est lui, le bokonon qui peut aller chercher plantes, herbes et autres ingrédients qui sont nécessaires. L’approche rituelle explique la remarquable connaissance qu’ont les guérisseurs des plantes et des maux qu’elles permettent de soigner. Cette connaissance leur est imposée par les nécessités de leur profession. La pharmacopée dans le vodoun trouve son origine dans l’approche rituelle de cette divinité. C’est cette pharmacopée que nous perdons au fur et à mesure de la disparition des guérisseurs âgés, car elle n’est pas écrite fondamentalement et ne repose que sur la mémoire et sur une transmission très aléatoire et qui commence à mal fonctionner.

            * L’approche pédagogique : le magistère de la raison.

Reprenons l’imagerie, nous sommes en présence d’un dieu très fortement handicapé, à la limite du concevable, à qui pourtant on confie le soin de prendre en charge le corps et l’esprit des hommes, on lui confie le soin de guérir. On ne peut pas ne pas s’étonner de l’inadéquation entre l’aspect du dieu et sa mission, c’est ce constat qui est le point de départ de l’autre facette ; s’étonner est la clé qui permet de porter la réflexion sur l’autre pan de la légende. Bien sûr, on peut considérer que confier cette mission à un dieu si handicapé peut s’interpréter comme une manière de souligner sa très grande compétence malgré un si lourd handicap ; mais, une telle approche ne prendrait pas en compte les causes du handicap ni le problème que les hommes soulèvent. Ces prises en compte nous amènent à nous reporter à nouveau au symbole pour noter que le handicap du dieu résulte de la nécessité pour le guérisseur de pouvoir vivre pleinement et librement, et donc de pouvoir travailler, car là se situe la condition de son existence.

En clair, la légende nous signifie qu’exister est un droit ; pouvoir subvenir à ses besoins de vie qui sont de nourrir son corps et de nourrir son esprit est un droit, un droit fondamental et inaliénable de l’homme. L’organisation de la société, y compris en prenant en compte les « dieux » ne peut déroger à cette exigence. En effet, le dieu de la médecine aurait pu s’adjoindre l’homme guérisseur, Lêgba aurait pu imposer au dieu Osanyi, après la plainte des guérisseurs, de prendre l’homme guérisseur comme collaborateur, mais ce serait le vassaliser ; ce serait l’assujettir, car alors, le vivre de l’homme serait tributaire de la bonne volonté et de l’humeur du moment du dieu. Non, l’homme doit pouvoir être par lui-même sans aucun asservissement.

C’est là, me semble-t-il la leçon de cette légende, une leçon selon le magistère de la raison qui va beaucoup plus loin que celle qu’elle prodigue selon le magistère de la foi, même si l’étude de la nature pour constituer une pharmacopée est d’une importance vitale. Les deux magistères se rejoignent selon moi, pour refuser l’asservissement de l’homme. La légende du dieu Osanyi affirme le droit de l’homme à exister par lui-même et à son niveau.

En langage moderne actuel, la légende de cette divinité affirme ce qu’aujourd’hui nous appelons le principe de subsidiarité. C’est un principe qui pose que dans un système, politique ou autre, chaque niveau du système doit pouvoir jouer pleinement son rôle et donc que chaque niveau doit disposer des moyens qui lui permettent de le faire.

En conclusion de l’examen de la légende de cette divinité, à partir de l’état du dieu et des raisons qui l’expliquent, nous pouvons comprendre la maîtrise des guérisseurs qui sont portés à étudier la nature en relation avec leur office, c’est un couplage entre la divinité et le guérisseur qui conduit à un duo opérationnel, d’où la nécessité d’interrelations. Nous accédons par un autre volet, à partir de la même image, à une règle de vie en communauté ; une règle du vivre ensemble qui impose la liberté et l’autonomie de chacun en refusant toute vassalisation et tout asservissement fut – ce à un dieu ; c’est donc le principe de subsidiarité qui est porté à un très haut degré d’exigence.

DEUXIEMME EXEMPLE : LE BOUC DU ROI.

RESUME.

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TABLEAU RESUME DE LA LEGENDE DU BOUS DU ROI.

Dans la légende du bouc du roi, le symbole est une image virtuelle d’une réalité objective, un bouc ; mais un bouc particulier qui possède de multiples oreilles et des yeux sur tout le corps ; c’est en ce sens que je parle d’une image virtuelle.

On dit qu’un jour, le roi d’un pays réunit son peuple et lui apprend que désormais, rien de ce que chacun, homme, femme et enfant dit, fait ou pense, ne peut lui échapper. Pour cela, le roi possède un bouc qu’il présente au peuple réuni. « Voici mon bouc, dit le roi ; il saura tout sur vous et me dira tout, que vous soyez seul ou que vous soyez en groupe ; il saura tout et me dira tout sur vous, de jour comme de nuit. Rien ne peut lui échapper, il m’apprendra vos actes, vos paroles et vos pensées, car, mon bouc possède des oreilles sur tout le corps, il a des yeux devant derrière et sur les côtés de tout son corps ; rien ne peut lui échapper.

Le dieu Lêgba se met dans une grande colère en apprenant cela ; il se précipite chez Fa et lui dit : « Tu as entendu ? Tu as compris ? On ne peut laisser faire ça ! Il n’est pas normal que dans un pays, une personne, fût-ce le roi, sache tout de ce que chacun fait, dit ou pense ; il n’est pas normal qu’une personne sache tout des autres ! On ne peut pas accepter cela ! On ne peut pas laisser faire ça ! Moi, Lêgba, je refuse cela et je ferai tout pour qu’il n’en soit jamais ainsi ! »

« Alors, je vais fouiller Fa pour toi et tu feras un sacrifice ! » lui dit le dieu Fa. Le dieu de la divination demande à Lêgba de fournir 4 morceaux de tissu de différentes couleurs ; Lêgba doit façonner 4 figurines en argile qu’il doit enterrer aux quatre points cardinaux après avoir coiffé chacune d’un chapeau ayant l’une des quatre couleurs.  Lêgba revient voir Fa le jour de marché quand ce fut fait, ce dernier lui remet un chapeau ayant 4 côtés confectionné avec les tissus que le dieu avait fournis. Lêgba se rend ainsi coiffé au marché. En approchant, il voit le bouc du roi qui déambule dans les allées, la bête s’intéresse à tout, elle regarde par ci et par là sans jamais s’arrêter et sans se presser. De loin, Lêgba aperçoit la première épouse du roi quitter le marché, il la rattrape et d’un coup de machette lui tranche la tête. Le bouc voit un homme portant un chapeau de couleur verte commettre le crime, l’animal se précipite au palais et annonce au roi l’assassinat de son épouse par un individu avec un couvre-chef vert. Le roi envoie des hommes armés sous la conduite de son ministre, arrêter l’auteur du méfait. La troupe se saisit de Lêgba, mais les personnes ayant vu l’assassin portant un couvre-chef rouge, noir ou blanc protestent et prennent sa défense ; ceux qui ont vu un chapeau vert maintiennent leur accusation ; ils s’insurgent. Il y a d’âpres discussions dans une confusion totale. Profitant du désordre, Lêgba abat le ministre, puis change prestement la position de son chapeau sur la tête.  Dans la bagarre qui éclate à la suite de ce second meurtre, on oublie vite la présence de Lêgba, chacun s’attachant à défendre ce qu’il croit avoir vu. Le dieu profite de la confusion qui règne sur le marché pour s’éclipser. Il va trouver le roi et lui révèle qu’il est Lêgba, dieu des croisements ; il prie le souverain de réunir le peuple le lendemain.

A cette réunion, le dieu avoue être l’auteur des meurtres de la veille. « C’est moi, dit-il au roi, qui ai tué ta femme et ton ministre ; ton bouc n’a pas pu me désigner précisément, il en est de même des personnes présentes. Voici le chapeau que je portais ; cela a suffi car, chacun n’en voyait que la couleur de son point de vue. Il n’est pas acceptable que qui que ce soit, fût-ce le roi, sache tout des autres dans un pays. Ce n’est pas acceptable car cela inhibe et finit par scléroser la pensée. Chacun doit savoir qu’il n’y a de pensée véritable que libre, c’est cette liberté qui fait la vie, celle de l’individu comme celle des sociétés. Seul un peuple libre est digne d’un roi ; seul un homme qui respecte et défend cette liberté est digne d’être roi. »

Le roi du pays dit alors à Lêgba en reconnaissant le bien-fondé de sa pensée : « Tu as raison Lêgba, mon bouc n’est pas infaillible, il est même dangereux ; tu as gagné le droit de le manger ! »

La légende conclut que c’est de cette histoire que vient le fait qu’un bouc est le sacrifice de choix à faire à Lêgba. Voilà pourquoi les bokonons prescrivent le sacrifice d’un bouc à Lêgba dans des situations très graves ou désespérées.

On voit par cette conclusion, qu’à partir du symbole qu’est le bouc, le rituel déploie la légende pour en faire un outil de salut dans les instants graves et décisifs. Le symbole dans le magistère de la foi se présente ainsi comme une réalité sacrificielle qui est sensée sortir rituellement l’adepte d’un moment périlleux. Mais si je reprends la légende et que je me concentre sur ses éléments constitutifs, le premier enseignement qui saute aux yeux, est la nécessité quand on aborde un questionnement,   de prendre en compte tous les points de vue possibles et pas seulement le nôtre propre. C’est l’appel aux quatre points cardinaux. Le magistère de la foi, le rituel ne met pas vraiment en exergue ce premier enseignement que nous pouvons tirer de la légende.

Quand on considère la seconde couche, le magistère de la raison, il apparait que l’appel aux points cardinaux n’est pas le seul enseignement de la légende. Il comporte un second enseignement, mais pour le mettre en évidence, il faut reprendre l’examen du symbole, le bouc. Il est particulier, car on nous dit que l’animal possède des yeux et des oreilles partout sur le corps, si nous excluons un bouc magique –  le vodoun, comme pédagogie, ne fait pratiquement jamais appel au surnaturel- la question est alors : que signifie un tel bouc ? Il s’agit évidemment d’une construction humaine, ce bouc est le symbole de la créativité de l’homme. De là, la leçon apparait plus nettement dans le magistère de la raison. En effet, la pédagogie ici porte sur le rapport qui doit exister entre les fruits de notre créativité et l’usage que nous sommes tentés d’en faire. La pédagogie ici, est de nous signifier que les œuvres de l’homme ne doivent pas avoir le pas sur l’homme ; elles doivent être sacrifiées au profit de l’intégrité de tout ce qui fait l’homme, son intégrité morale et spirituelle, qui sont garants de sa liberté d’être pensant.

C’est le sens véritable de la conclusion du roi dans cette légende : « Tu as gagné le droit de manger le bouc » à l’adresse de Lêgba, qui ici prend farouchement et résolument la défense de cette liberté. Le dieu prend résolument la défense de l’homme corps et esprit, contre l’homme lui-même ou contre les systèmes qu’il est amené à générer. Le magistère de la raison, la pédagogie ici est une mise en garde contre ce que nous sommes susceptibles de vouloir faire de nos découvertes et de nos invention qui pourraient se retourner contre nous, mais cette fois en tant qu’homme sociétal.

Il convient d’insister sur le fait que la légende ne condamne pas notre créativité, elle ne met pas en cause ni ne condamne nos avancées technologiques ou autres, elle met simplement en garde contre leur usage, elle condamne cet usage quand celui –ci a pour but de contraindre l’homme. C’est le sens du fait que Lêgba ne s’en est pas pris au bouc, ça n’aurait servi à rien de tuer celui-ci, car le bouc reflète quelque chose qui est inhérent à la nature humaine ; on ne peut pas empêcher l’homme de créer, de chercher, cela relève de sa nature d’être pensant. Il reste alors la pédagogie par l’entremise de laquelle on peut amener l’homme à se rendre maître de l’usage qu’il doit faire de ses œuvres, sous peine de scléroser sa faculté de penser. C’est cela la véritable leçon de la légende du bouc du roi.

Le vodoun n’est pas le seul produit de la réflexion des hommes à prodiguer une telle mise en garde. D’autres hommes sous d’autres cieux ont décelé les mêmes risques et prodigué la même mise en garde ; je vous en propose deux sous la forme de rappel.

            * Le premier exemple est le mythe de Prométhée, mythe des Grecs anciens que déploie Platon dans Protagoras. On oublie trop souvent que ce mythe est un triptyque : Epiméthée – Prométhée – Hermès, et c’est l’ensemble du triptyque qu’il faut prendre en compte pour mettre en exergue la mise en garde. En effet, si le vol du feu et de la technicité est commis par Prométhée pour le bénéfice des hommes, c’est d’abord pour pallier  l’imprévoyance d’Epiméthée ; mais cet apport génère à son tour un danger, puisque selon le mythe, les hommes dotés de la technicité se sont mis à s’entretuer ; Zeus eut peur que l’humanité ne finisse par disparaître si les hommes continuaient à se combattre et à se tuer. Le roi des dieux envoya Hermès inculquer aux hommes la notion de bien et le sentiment de la honte ! C’est le troisième volet du triptyque. Certes, les héritiers de la pensée grecque célèbrent volontiers l’apport de Prométhée, mais ils mettent moins l’accent sur la mission d’Hermès qui précisément est de tenter de contrer par la pédagogie les méfaits du mauvais usage des fruits de l’accès à la technologie. Il s’agit là aussi d’amener l’humanité à ne pas placer sa création au-dessus de l’être humain ; il ne s’agit donc pas de la condamnation des œuvres créées, mais de l’usage qu’on peut être tenté d’en faire. A mon avis, la mission d’Hermès est plus importante, bien que moins spectaculaire, que l’action de Prométhée.

            * Le second exemple de mise en garde est donné par le récit biblique du veau d’or construit par les hébreux alors que Moïse était en conférence avec le Tout-Puissant au sommet de la montagne et qu’il tardait à revenir. Toutefois, il faut se placer entièrement dans le magistère de la raison en écartant l’intention théologique supposée qui présida à la décision de forger ce veau. Dans le magistère de la raison, la fabrication du veau d’or apparait comme une mise en garde qui est de ne pas faire de notre créativité, de nos œuvres aussi belles ou aussi utiles soient – elles, une divinité qui aurait le pas sur l’esprit de l’homme comme potentialité.

Je peux arrêter ici l’examen de la légende sur le bouc du roi et sur la mise en garde qui en est l’enseignement.

TROISIEME EXEMPLE : LE COTONNIER.

 

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RESUME DE LA LEGENDE DU COTONNIER.

Ici, le symbole qui sert de point de rencontre entre les deux facettes, leur charnière est encore une réalité objective mais qui ne donne pas lieu à une figuration sculpturale ni à une virtualisation ; il s’agit d’un arbre, le cotonnier. C’est une légende du signe Sa Médji, le n° 10.

On dit que quand Mawu, Dieu, créa le monde, le premier arbre qu’il planta fut le cotonnier. Il en confia la garde aux oiseaux. Au bout de quelques années, la plante grandit et porta fruits ; les oiseaux en découvrirent les graines et ils les trouvèrent bonnes à manger ; aussi, ce sont –ils jetés sur l’arbre et le dépouillèrent de toutes les graines. Voyant cela, Dieu convoqua les Fa, les dû – mères, et leur dit : « J’ai planté un arbre dans la création, le cotonnier ; j’en ai confié la garde aux oiseaux. La première année où l’arbre porta fruits, les oiseaux ont tout manger. Les fruits de la seconde année vont arriver à maturité bientôt, l’arbre ne doit pas disparaître ; le cotonnier ne doit pas mourir. Alors, à celui d’entre vous qui réussira à le préserver, je lui donnerai le pouvoir sur la terre, je le ferai maître de la création !  » Dès que Dieu eut fini de parler, les Fa trouvèrent que c’était là une mission impossible ; les graines étant bonnes à manger, on ne voyait pas comment empêcher les oiseaux de se servir. Tous les Fa, sauf un : Sa Médji, s’en allèrent en maugréant : Impossible ! C’était là une mission impossible !

Tous s’en allèrent donc sauf Sa Médji, le plus petit des Fa. Il s’approcha et dit à Dieu : « Tu es mon père, ce que tu me demandes, je dois le faire ; je vais protéger le cotonnier. »

En quittant le Tout Puissant, Sa Médji est affolé, il se demande pourquoi il a laissé sa bouche prendre cet engagement qu’il ne sait comment honorer. Il se rend chez Fa pour le consulter. Fa fouille Fa pour lui et lui dit que oui, il pourra s’acquitter de son engagement, mais il faut qu’il fasse un sacrifice et qu’il fasse appel à son amie l’araignée. Sa Médji n’est pas totalement rassuré pour autant ; les graines du cotonnier sont mûres, il faut qu’il fasse vite. Il convie son amie l’araignée à déjeuner et lui dit son désarroi de ne pas pouvoir tenir sa promesse à Dieu, il la supplie de l’aider. L’araignée demande à voir l’arbre, il l’y conduit ; au moment de se séparer, l’araignée lui dit de revenir voir l’arbre le lendemain.

En quittant Sa Médji, l’araignée convoqua ses frères et ses sœurs, et ensemble, ils recouvrirent entièrement le cotonnier de toile d’araignées. Quand le lendemain Sa Médji se présenta au pied du cotonnier, il trouva nombre d’oiseaux pris au piège et qui se débattaient pour se libérer ; d’autres attendaient de pouvoir s’approcher du cotonnier pour, espéraient-ils, se servir en graines. Sa Médji ramassa les premiers qu’il enferma dans un sac, il chassa les autres et les fit fuir. Il alla trouver Dieu et lui montra le sac rempli d’oiseaux pris au piège et dit avoir éloigné les autres. C’est ainsi que Sa Médji devint roi sur la terre.

La conclusion de cette légende semble porter sur l’importance de Fa dans le panthéon, il est roi. Il s’agit en fait d’une redite, car le dieu Fa avait déjà le pouvoir sur la création, pouvoir acquis lors d’une autre compétition au cours de laquelle, il fallait transporter les « enfants de Dieu » sur la terre. La légende du cotonnier apparaît comme la confirmation du résultat de ce « concours ». Je ne veux pas discuter de cet aspect en ce moment, car il est complexe en cela que Dieu avait déjà donné le pouvoir à Lêgba, qui est considéré unanimement comme premier dieu, le dieu en chef ! Or donner ce même pouvoir à Fa – relaté dans trois légendes au moins- pose un problème de dyarchie dont la compréhension passe par la structuration de l’ensemble de la pédagogie dans le vodoun ; nous en avons perçu quelques éléments à travers les axes. La question est : Dieu peut – il donner le même pouvoir à deux entités différentes ? Si oui, dans quelles conditions ? Si non, que pouvons-nous comprendre par cette dyarchie ? La réponse dépasse le cadre de la légende du cotonnier.

Si nous laissons de côté ce problème de dyarchie, la leçon que donne la légende sur le plan rituel est la nécessité de sacrifice et l’appel à l’aide qui peut être indispensable pour résoudre certains problèmes ; sacrifice et solidarité donc.

C’est sur l’autre magistère, le magistère de la raison que la légende se révèle d’une grande richesse ; ici aussi, elle aborde un problème qui interroge directement l’homme ; un problème qui est aussi une mise en garde pour l’espèce humaine. Le premier aspect de cette légende dans sa face translucide est fourni par le comportement des Fa, les quinze dû mères qui trouvèrent la mission impossible, cela signe leur liberté ; cela signe notre liberté à nous les hommes, car ici, les Fa sont nos porte-parole. Les quinze Fa expriment ce qui peut être l’attitude de l’homme face à un problème qui le dépasse ; cela signifie simplement qu’ »à l’impossible nul n’est tenu » ! C’est le premier enseignement de la légende en dehors de toute considération religieuse.

Le second enseignement dans l’ordre de la pédagogie, le magistère de la raison, est le fait que Dieu fasse appel aux Fa, cela revient à dire que Dieu reconnait pleinement l’altérité de l’oiseau-créature et sa liberté. C’est le respect de notre liberté que signe cette partie de la légende car, l’oiseau ici est une partie du créé comme nous les hommes ; c’est à nous que s’adresse l’enseignement ; ce qui se comprend très bien en corrélation avec la première leçon, à savoir qu’à l’impossible … Reconnaissance de la liberté de l’homme donc, comme créature et comme acteur.

Précisément, c’est en tant qu’acteur que la troisième leçon, toujours dans l’ordre du magistère de la raison, nous est dispensée. En effet, le point cardinal de toute la légende est : « le cotonnier ne doit pas disparaître » ; ici, le cotonnier représente tout le créé, ce qui veut dire que tout le créé est confié à la garde des créatures, ici les oiseaux. Mais la leçon nous est adressée à nous en tant que créatures, donc l’enseignement est que Dieu nous confie la garde de la création dans laquelle nous, les hommes, sommes libres. La leçon est donc la mise en garde pour que nos actions d’hommes libres ne fassent pas disparaître la création. Nous sommes loin de tout rituel, et nous ne pouvons accéder véritablement à l’enseignement et le faire nôtre que si nous nous écartons du rituel.

Est – ce pour autant une proscription d’intervenir sur le crée ? La réponse semble être non pour le vodoun ; il semble qu’intervenir sur le créé est aussi une mission de l’homme ; c’est ce que semble montrer une autre légende, la légende de l’emplacement du sexe féminin.

QUATRIEME EXEMPLE : L’EMPLACEMENT DU SEXE FEMININ.

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RESUME DE LA LEGENDE SUR L’EMPLACEMENT DU SEXE.

C’est aussi une légende du signe Sa Médji. La légende est précédée d’une devise qui dit : « Mawu a trouvé la place de chaque chose du corps ; celle de la chose des femmes, il ne l’a trouvée qu’en dernier».

Quand dieu créa la femme dit la légende, il ne sut d’abord pas où placer le sexe de la femme, il fit plusieurs tentatives qui ne lui donnaient pas satisfaction ; le plus souvent cela gênait d’autres organes qui fonctionnaient alors mal, par exemple le nez ou bien l’oreille. Finalement, Il installa le sexe sous l’aisselle en attendant de trouver mieux.

Ainsi  placé, le sexe était exposé à la vue de tout le monde chaque fois que les femmes levaient les bras, et elles les levaient à longueur de journée, car, dit – on, vivre est toujours une gestuelle ; vivre se fait avec le corps, cela se fait avec un corps en mouvement. Par ailleurs, s’exprimer ne se conçoit qu’accompagné d’une gestuelle également ; voilà pourquoi, chaque mouvement de bras de la femme dévoilait son sexe au public.

Devant le spectacle qu’offrait ainsi la gent féminine montrant son sexe fixé sous l’aisselle, le dieu Lêgba s’indigna ; il alla trouver Fa et lui dit : « Écoute, Duduwa a un problème ! » Il fit part avec véhémence au dieu de son indignation de voir le comportement des femmes ! Il ajouta : « Le sexe, ce n’est pas une chose à exposer comme ça ! Ce spectacle est inadmissible ! Il est inacceptable de voir les femmes se comporter ainsi ! » Fa approuva la diatribe de son compère par des hochements de tête. Après un instant de silence, il prescrivit à Lêgba de faire un sacrifice, un sacrifice à faire à Na ; Na est la déesse de la créativité, c’est par elle que passe tout ce qui doit prendre forme et vivre. En arrivant chez Na, Fa et Lêgba lui offrirent les deux bananes et lui exposèrent le problème ; « Oui, dit – elle, le Tout puissant s’est complètement trompé sur l’endroit où placer le sexe de la femme ! Si on avait demandé mon avis, j’aurais dit que l’aisselle n’est pas l’endroit idéal ; j’aurais indiqué que c’est entre les jambes qu’il faut placer la chose. »  Puis, regardant Fa et Lêgba droit dans les yeux elle ajouta : « Vous savez, contrairement à ce qu’on croit, il y a assez de place à cet endroit pour y installer les sexes, tous les sexes !  » C’est ce qui fut fait. Ensuite, après que tout soit rentré en ordre, Lêgba déclara : « Puisque c’est moi, Lêgba, qui fut à l’origine de la solution, j’ai le droit de garder mon sexe en érection au vu et au su de tout le monde ! Ainsi, les hommes se souviendront que c’est grâce à moi que la chose des femmes trouva sa place ! »

C’est ainsi qu’on justifie la présence des sculptures de Lêgba avec le sexe en érection dans les lieux publics en rase campagne ou bien dans les villages ; des sculptures telles que celle-ci :

 

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LÊGBA FIGURE SELON LA LEGENDE SUR LE SEXE.

En prenant connaissance de la légende et de sa conclusion, c’est-à-dire faire mémoire, on reste éberlué, car la décision finale de Lêgba est exactement le contraire de ce qu’il combattait, à savoir une forme d’exhibitionnisme, qui de plus est involontaire puisque le seul responsable est Dieu selon la légende, et non la femme.

Dans notre réflexion, ici aussi, l’art, la sculpture de Lêgba avec le sexe en l’air, est le point cardinal à partir duquel on peut déployer l’enseignement selon le volet religieux, le magistère de la foi ; ou selon le volet pédagogique, le magistère de la raison.

Dans le premier, le magistère de la foi, la sculpture est présentée comme un mémorial ; or, faire mémoire ne peut être que l’actualisation d’un évènement du passé, ça ne peut être que l’actualisation d’une situation passée, dont le souvenir doit être ravivé périodiquement, quelles qu’en soient les raisons. Ici, il n’y a rien de cette sorte réellement dans la légende, ni évènement ni situation par exemple. En effet, le récit est une expérience de pensée, c’est-à-dire une situation ou une proposition de départ totalement virtuelle à partir de laquelle on peut extraire une conclusion qui sera l’enseignement qu’on a en vue. Ici, la proposition initiale est d’imaginer un autre emplacement du sexe, et de là, démarrer la construction virtuelle.

Le magistère de la foi en fait un mémorial qui est, en fait, de rendre hommage au dieu Lêgba, c’est ainsi que tous les bokonon justifient cette sculpture sans qu’on sache vraiment pourquoi,  à part de considérer comme réel le point initial de la légende, ce à quoi personne ne croit vraiment !

Dans le second volet, le magistère de la raison, l’expérience de pensée trouve davantage d’écho dans une visée pédagogique, la sculpture est le clin d’œil, pour ainsi dire, des concepteurs du système pour orienter dans cette direction. En effet, la contradiction fragrante entre la démarche de Lêgba et sa décision finale nous oblige à reprendre la légende et à en démonter le mécanisme qui peut se résumer en trois points :

                        * Le constat initial de Lêgba qui est l’expérience de pensée imaginée.

                        * La concertation entre Fa et Lêgba.

                        * L’appel à la déesse Na qui donne la solution qui est le retour au réel.

Si on remarque qu’à aucun moment, il n’est question de Mawu dans cette légende pour trouver la solution définitive, on en conclut qu’il ne s’agit pas d’une création nouvelle ; dès lors, il apparaît que l’expérience porte sur ce que je peux appeler un ajustement. Il s’agit d’ajuster une situation virtuelle, imaginée ici,  pour arriver à une situation objective ; à plus forte raison, je peux passer, nous pouvons passer d’une situation objective réelle à une autre situation objective réelle, si cette dernière est plus favorable ou plus utile, que ce soit à l’homme, ou bien que ce soit à sa société.

Ce serait là, l’enseignement de cette légende, elle nous dit que nous pouvons « agir » sur l’homme pour ajuster ou moduler tel ou tel aspect de son être ; ce que nous faisons déjà d’ailleurs, et de manière de plus en plus sophistiquée ! Mais, il nous faut trouver la place de chaque élément de la légende dans l’enseignement si nous avons vu juste.

A l’issue de l’opération, on aurait pu trouver compréhensible que Lêgba réclame une « récompense » pour son action, c’est-à-dire des faveurs sexuelles par exemple eu égard à sa décision finale. Cela veut dire que malgré son sexe en érection, la sexualité n’est pas le fond du problème ; dès lors, le rôle de la femme ne doit pas être de cet ordre non plus, il apparaît alors que ce rôle est de représenter l’humanité, son rôle est de nous représenter, nous les êtres humains, pas seulement les femmes. La contradiction est fortement signifiée par le fait que montrer son sexe est un choix délibéré du dieu alors que pour la femme, elle n’a le choix, elle est faite ainsi.

Le second élément est le rôle de Fa. En tant que dieu de l’art divinatoire, il n’a aucune place dans l’histoire si celle-ci est de faire mémoire et de célébrer Lêgba. Si c’était son aide qui était sollicitée, cela pourrait se comprendre également au titre de dieu de l’art divinatoire ; or ici, la légende montre le duo Fa Lêgba se rendre chez la déesse Na, dès lors, on songe à une véritable concertation entre Fa et Lêgba, c’est-à-dire une réflexion qui associe l’axe Est-Ouest et de l’axe Nord-Sud.

Tout dieux qu’ils sont Fa et Lêgba ne pouvaient rien faire, ils n’avaient pas la compétence nécessaire, ils ne savaient même pas quelle pourrait être la solution, d’où, le recours à la déesse. Si leur concertation les conduit à juger l’ajustement (de la place du sexe) nécessaire, cela ne veut pas dire que l’opération pouvait se faire dans n’importe quelles conditions.

En conclusion, l’extraordinaire contradiction de l’attitude finale du dieu par rapport à son indignation initiale nous oriente sur la nature de l’enseignement ; le déroulement de l’ensemble de la légende balise le parcours à suivre.

Oui, l’homme peut agir sur l’homme pour en pallier les « insuffisances » ou pour en « améliorer » les performances ; mais, cela doit se faire selon un protocole bien pensé qui fasse appel à des compétences reconnues. C’est là, le véritable enseignement de cette légende avant tout autre considération, notamment de mémorial.

EXEMPLES SUR LE SACRIFICE.

Je voudrais vous proposer pour conclure une légende et une devise dont l’enseignement dans l’ordre du magistère de la raison repose sur le sens du sacrifice.

Les sacrifices sont incontournables dans le vodoun ; tous les préceptes y font appel et les bokonon comme les adeptes considèrent que toute action passe par un sacrifice. Ailleurs, dans d’autres systèmes religieux, le sacrifice est associé aux rites d’eau depuis la nuit des temps. Les rites d’eau purifient le corps et préparent au sacrifice qui, lui, sanctifie et plus généralement efface les fautes, notamment le sacrifice sanglant. Dans le vodoun, le rite d’eau est peu visible, l’eau intervient certes, mais comme complément pour telle ou telle préparation, que ce soit pour les remèdes à base de plantes ou bien que ce soit pour préparer les mélanges dont on se sert pour manifester la vénération aux divinités ; le rôle de l’eau s’arrête là en général. Le sacrifice par contre recouvre de multiples significations parmi lesquelles la fonction de sanctification est pratiquement inexistante. Le sacrifice est l’outil de négociation par excellence avec les divinités ; c’est la contrepartie du contrat avec le dieu ; il est effectué en attendant que le dieu fasse sa part du marché, et parfois, cela peut aller jusqu’à conditionner la réalisation du sacrifice au succès de la demande ! C’est le cas par exemple quand il s’agit de « punir » un adversaire ou un ennemi. Nous sommes là pleinement dans le magistère de la foi ; mais le sacrifice apparait également dans le magistère de la raison ; et là, la leçon s’adresse à l’homme tout court. C’est le sens de la fonction du dieu Lêgba, qui parce que préposé au service des dieux et des hommes, est celui par qui passent tous les sacrifices. Mais alors que signifie le sacrifice dans ce cas-là ? Nous allons répondre à partir de la légende des deux amis et d’une devise du signe Sa Médji.

I – LEGENDE DES DEUX AMIS.

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RESUME DE LA LEGENDE DES 2 AMIS.

On dit qu’il y avait dans un pays, deux jeunes gens qui étaient des amis, une amitié dans laquelle ils avaient englobée toute leur vie et celle de leur famille, femmes et enfants  avec bonheur ; une amitié si fusionnelle que les deux jeunes gens ne voyaient pas comment ils pourraient vivre l’un sans l’autre car, ils avaient organisé toute leur vie autour de ce sentiment. Ils décidèrent de consulter le bokonon pour savoir si leur amitié allait durer toujours, si elle allait durer aussi longtemps que leurs vies. Le bokonon fouilla Fa et trouva le signe  Sa Di.

Sa-Di

Il leur dit que oui, leur sentiment pourrait durer aussi longtemps qu’ils le souhaitaient, à condition de faire un sacrifice. Nos amis repartirent rassurés et heureux, mais ils négligèrent de faire leur sacrifice. Au bout de quelques mois, ne voyant rien venir, Lêgba par qui passent tous les sacrifices alla trouver Fa qui lui confirma que les deux amis n’avaient pas fait leur sacrifice ; le dieu de l’art divinatoire ajouta : « il faudrait peut – être le leur rappeler ; ce serait généreux de ta part ! »

Lêgba en convint. En effet, en se rendant dans leurs champs un matin pour les travailler, les deux amis croisèrent un homme qui les bouscula négligemment alors qu’ils devisaient tranquillement en marchant  sur un chemin désert ; l’homme s’excusa, puis, avant de continuer sa route, il demanda aux deux paysans :

            – Avez-vous fait la cérémonie pour votre amitié ?

Intrigués, les deux amis lui demandèrent :

            – Quelle cérémonie ? Qui es-tu ? Et comment es–tu au courant pour nous, au courant de notre amitié ?

            -Votre sacrifice ! leur répondit – il.

            – Ah oui ! dirent – ils en chœur tout en reprenant leur marche.

Rien ne se passa. Un jour, alors que les deux amis travaillaient leur champ respectif, ils virent passer un homme qui portait un curieux chapeau. Le couvre-chef, pointu en son sommet, recouvrait la tête jusqu’aux oreilles dont seule la forme se devinait ; l’homme passa entre les deux champs et disparut. L’un des amis interpela l’autre et lui dit :

 « Tu as vu le chapeau de l’homme qui vient de traverser nos champs ? Il est vraiment curieux ! Je me demande où il est allé le prendre ! La couleur rouge, quel manque de goût pour une couleur de chapeau ! »

« Ah oui, vraiment bizarre ce chapeau en effet ! Mais, il est bleu ; tu n’as pas bien noté sa couleur, je crois ! »

« Ah… si ! Je l’ai bien vu ; il est d’un rouge éclatant… presque choquant, car trop criard… »

« Mais non ! Je t’assure qu’il est bleu… pas rouge… mais enfin ! »

Vous comprenez que Lêgba s’était coiffé d’un chapeau fait dans deux tissus de couleurs différentes, rouge d’un côté et bleu de l’autre ; chaque observateur n’en voyant qu’une. Nos deux amis crièrent leur désaccord sur la couleur du chapeau, puis, ils s’injurièrent ; ils finirent enfin par en venir aux mains. Alors, adieu harmonie, adieu convivialité et adieu amitié éternelle… Ils se séparèrent et devinrent rapidement les pires ennemis du village. Voilà la légende des deux amis.

La couche du rituel dans le vodoun utilise cette légende, quand la question se pose, pour montrer l’importance des sacrifices ; mais cela, c’est dans l’optique d’un vodoun contractuel, un vodoun dans lequel tout se négocie avec les dieux ; cela a son importance et cela valide le rituel.

Mais quand je considère la légende dans le magistère de la raison, une question vient à l’esprit, on se demande quel sacrifice nos deux amis auraient dû faire pour que leur amitié dure indéfiniment, quel sacrifice ? C’est au consultant de dénouer le dû, la figure de Fa qui est en cause ; quel sacrifice nos amis peuvent envisager de faire, ou quel sacrifice le bokonon peut leur indiquer ?

Il est certain qu’on peut égorger autant de poulets qu’on veut, la question demeure, car c’est entre eux que se pose le problème, le sacrifice est à leur niveau, ils en sont les destinataires, car la part des dieux est assumée par le fait d’aller les consulter. C’est une interaction entre eux, c’est à leur niveau que les difficultés peuvent surgir, c’est donc à leur niveau que doit se situer le sacrifice à faire.

S’offrir des cadeaux ? Cela peut aider, mais c’est dérisoire. Il reste alors leur personne, c’est à ce niveau que se situe la solution. Nous pouvons penser qu’ils se doivent de se faire confiance, c’est utile, c’est nécessaire même, mais cela aussi reste insuffisant car, la confiance a besoin d’être étayée, elle a besoin de justificatifs que la raison peut vérifier pour se conforter, or, les justificatifs sont relationnels et dépendent autant d’eux-mêmes que du milieu dans lequel ils vivent ainsi que des relations qui sont établies avec les constituants objectifs de ce milieu ; ces relations ne dépendent donc pas seulement d’eux ; voilà pourquoi la confiance, elle non plus, n’est pas suffisante pour assurer la pérennité de leur amitié. La seconde raison qui fait que la confiance est insuffisante vient du fait qu’en chacun de nous, il y a une part à laquelle personne ne peut accéder, une part que nous-même ne connaissons que de façon fugace, incomplète, une part à laquelle nous n’avons accès que de façon totalement imprévisible. Dès lors nous ne pouvons garantir à qui que ce soit les interventions de cette partie en nous, nous ne pouvons les garantir déjà à nous-même. Nous sommes pour l’autre une connaissance incomplète, et l’autre est autant pour nous une connaissance incomplète, et cela, de façon définitive !  Il y a en nous une part à laquelle l’autre n’aura jamais totalement accès ; la seule chose qui valide une connaissance incomplète ou imparfaite est la foi. Ainsi, le sacrifice que les deux amis doivent faire pour la pérennité de leur amitié est d’avoir foi l’un dans l’autre, c’est-à-dire accepter chez l’autre cette part de son être qu’il ne peut nous communiquer, car toute foi est abandon, toute foi est liberté ; abandon et liberté qui sont les deux piliers de l’amitié. C’est là l’un des deux  véritables enseignements de cette légende.

Le second est d’ordre méthodologique. En effet, on dit que Lêgba est le dieu par lequel passent tous les sacrifices, il est l’intermédiaire entre les dieux et les hommes, il est le messager des uns et des autres. Le rituel en fait un « livreur » ! Le rituel en fait un livreur qui prélève au passage sa part. Or, on oublie trop facilement dans le rituel que Lêgba, dieu des croisements est aussi dieu de l’intelligence et de la réflexion, le croisement. Dans le magistère de la raison, dire que Lêgba est celui par qui passent les sacrifices signifie que nous devons « entrer » dans le sacrifice par la réflexion. Tout sacrifice doit être abordé avec la réflexion avant tout autre considération. C’est uniquement en entrant par la réflexion dans le principe du sacrifice que nos deux amis auraient pu comprendre que seule la foi de l’un pour l’autre pouvait sauver leur amitié. Il en est de même de l’amour entre deux personnes.

II – UNE DEVISE.

Voici un dernier exemple qui montre que saisir la nature du sacrifice passe par la réflexion. Il s’agit d’une devise qui dit que « celui qui trouve Sa Médji comme Fa de la forêt rapprochera la mer de la terre, mais s’il ne fait pas de sacrifice, il restera seul. »

Il faut saisir pour commencer le sens de « rapprocher la mer de la terre » pour entrer dans la devise. Ici, cela veut dire simplement rapprocher des points de vue très différents voire opposés. Une personne qui possède cette qualité est donc un conciliateur, un conciliateur né. C’est là qu’on ne comprend plus, car un conciliateur est une personne qui apaise les tensions entre deux ou plusieurs individus ou communautés, une qualité qui est recherchée, une qualité qui est utile au plus haut point dans la société. Voilà qu’on nous dit qu’une telle personne restera isolée, si elle ne fait pas de sacrifice.

Comme dans la légende précédence, la question est, quel sacrifice une telle personne doit faire pour éviter la solitude ? La réponse ici aussi vient de la réflexion sur la devise. Il faut se dire qu’un conciliateur n’est pas un justicier, non, mais il est la conscience de la justice. En effet, être la conscience de la justice est ce qui conduit à être médiateur, dès lors qu’on n’intervient pas avec un parti pris. Mais, c’est aussi ce qui peut mettre le médiateur en posture délicate, non pas vis-à-vis du corps du délit, mais face à la conscience des protagonistes, car il conduit chaque protagoniste à se retrouver face à sa conscience et face à la conscience de la situation qui est en cause, et qui se situe dans l’ordre du relationnel. C’est par là qu’il nous faut passer pour comprendre la nécessité d’un « sacrifice » qui doit être tout entier dans la réflexion de celui qui est médiateur, et seulement lui.  En d’autres termes, c’est dans son attitude pendant, et surtout, après la médiation, après qu’il ait rapproché la mer de la terre, que se situe le sacrifice qu’il se doit de faire pour ne pas encourir la colère, le mépris ou la haine des protagonistes ; c’est donc un sacrifice qui relève d’abord de l’axe Nord-Sud.

CONCLUSION.

Nous arrivons au terme de ce survol, car, c’en est un. Il s’agit d’une leçon de vie, mais on ne peut s’en rendre compte qu’en s’écartant un tant soit du rituel, non pas pour le délaisser, mais pour aller par un autre versant au fond des valeurs que cette culture véhicule.

J’espère vous avoir montré que les deux versants s’organisent autour d’un seul point d’ancrage, un symbole, qui tantôt est terre à terre, parce que chevauchant les insignifiances quotidiennes, tantôt sublime à travers une conceptualisation élégante et extrême.

Quel que soit le versant et quel que soit le symbole, nous aboutissons immuablement sur une seule réalité, l’homme, la seule chose que nous possédons véritablement !

Eloignons-nous encore un peu des deux versants cette fois, et là, il semblerait que l’homme soit en attente, il attend d’advenir pour enfin tenir sa place ; mais pour cela, il faut le bâtir, lui et sa société ; j’ai le sentiment que c’est là l’objectif véritable des bâtisseurs du système que nous appelons vodoun ; d’abord l’homme ensuite le reste… tout le reste deviendra possible.

 

 

Paul Aclinou, Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie ; Les Impliqués éditeur Paris 2016

P. Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou ; Harmattan éditeur, Paris 2007.

Bernard Maupoil, La géomancie à l’ancienne cote des esclaves ; Editeur : Institut d’Ethnologie éditeur ; Édition : Travaux et mémoires (1943) ; 4éme réédition 1988.

Pierre Fatumbi Verger, Ewé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba ; Maisonneuve et Larose ; Paris 1997.

Robert Farris Thompson, L’éclair primordial : présence africaine dans la philosophie et l’art afro-américains, traduction : Odile Demange ; Editions Caribéennes, 1985.

Robert Cornevin, La république populaire du Bénin, des origines dahoméennes à nos jours. Editeur : Maisonneuve et Larose ; Académie des sciences d’Outre-mer, 1989

Jean Laude ; Les arts de l’Afrique Noire ; Edition du chêne, 1988.

 

NOTES.

[1] P. Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou ; page 105. Harmattan, Edit. Paris 2007.

[2] Photo Yuji Ono ; sculpture vaudou ; Collection Anne et Jacques Kerchache. Expos vaudou fondation Cartier.

 

HISTOIRE ET ACTUALITE D’UNE EXPRESSION « HORS DE L’EGLISE, POINT DE SALUT »

Des origines jusqu’à Vatican II : (Lumen Gentium, Nostra Aetate, Ad Gentes)

Extra Ecclesiam nulla salus « Que personne donc ne s’illusionne, que personne ne se trompe lui-même : hors de cette demeure, c’est-à-dire hors de l’Église, personne n’est sauvé (extra hanc domum, id est extra Ecclesiam, nemo salvatur) ; celui qui en sort est lui-même responsable de sa mort » Saint Cyprien de Carthage

I – INTRODUCTION.

Depuis le 3ème siècle, c’est-à-dire très tôt dans les premiers temps du christianisme, une expression fait débat et suscite jusqu’à nos jours une réflexion pour en souligner la portée, mais aussi pour en préciser les limites, car la portée comme les limites ont nourri depuis 17 siècles controverses et méditations, et cela, pratiquement de façon continue, jusqu’à prendre place, à l’occasion du concile Vatican II, au centre des réflexions sur la théologie des religions comme au centre du mouvement œcuménique.

L’expression est : Hors de l’Eglise, point de salut. Elle est de Saint Cyprien de Carthage, un Père de l’Eglise du troisième siècle, mort en l’an 258.

Je me propose dans cette réflexion, de brosser les approches successives de cette expression qui, plus qu’un adage, recèle un programme, un programme d’action qui met en œuvre deux pôles, à savoir l’Eglise et la sotériologie selon le dogme chrétien.

II – SAINT CYPRIEN ET L’EXPRESSION.

            L’expression et ses différentes formulations.

Si l’adage parait monolithique et peut s’adapter selon certains comme un seul bloc à une situation donnée, son examen à travers les écrits de Saint Cyprien, évêque de Carthage, montre que le Père de l’Eglise a utilisé cette expression d’abord pour répondre à une situation précise de son temps ; c’est donc une expression qui est d’abord conjoncturelle avant de prendre au fil des ans et des siècles, mais aussi au fil du développement du christianisme, une dimension dogmatique, voire polémique. Plus remarquable est le fait que cette dimension dogmatique se coule dans les méandres de l’évolution du déploiement du dogme chrétien quant à sa relation avec l’économie du salut de l’homme et cela, en fonction des époques successives que traverse le christianisme.

L’expression est présente dans plusieurs écrits de Saint Cyprien, notamment dans De l’Unité de l’Eglise. On lit dans ce texte[1] : « Quiconque se sépare de l’Église véritable, pour se joindre à une secte adultère, renonce aux promesses de l’Église. » Saint Cyprien ajoute dans le même chapitre du texte : « Les promesses du Christ ne sont pas pour celui qui abandonne son Église. Cet homme est un étranger, un profane, un ennemi. Non, on ne peut avoir Dieu pour père si on n’a pas l’Église pour mère. » Il écrit encore : « Hors de l’Église, le naufrage est certain« . C’est une autre formulation de l’expression. Il affirme donc l’obligation de s’en tenir à l’unité dans l’Eglise, une unité qui repose sur Saint Pierre ; car, « La primauté est donnée à Pierre, afin qu’il n’y ait qu’une seule Église du Christ et une seule chaire. »

            Le contexte.

On ne peut accéder au sens de l’expression tel que l’envisageait Saint Cyprien à partir de ses écrits, d’où sont issus les extraits ci-dessus, qu’en replaçant le propos dans le contexte qui l’a vu naître. Remarquons d’abord que Saint Cyprien n’était pas le seul Père de l’Eglise à prodiguer cet avertissement ; ce fut également le cas d’Origène qui proclame : « Que personne donc ne s’illusionne, que personne ne se trompe lui-même : hors de cette demeure, c’est-à-dire hors de l’Église, personne n’est sauvé (extra hanc domum, id est extra Ecclesiam, nemo salvatur) ; celui qui en sort est lui-même responsable de sa mort[2] » ; cela vient du fait que ces Pères de l’Eglise faisaient face à un problème d’ordre général, un problème qui concernait une large partie de la communauté des croyants du troisième siècle.

De fait, nous sommes au milieu du troisième siècle ; en accédant au pouvoir, l’empereur Dèce (249-251)[3] prit un décret dont le texte exact est perdu semble-t-il, mais dont il apparaît que l’objectif était de retrouver une cohésion des habitants de l’empire autour de l’empereur ; ce dernier étant très attaché à la religion traditionnelle et aux sacrifices qui l’accompagnaient.  La cohésion souhaitée passait par le sacrifice aux dieux de l’empire et par la consommation de la viande qui en provenait. Le décret prévoyait une seule sanction, la mort, pour tous ceux qui refusaient d’obtempérer. Cela signifiait pour les chrétiens d’abandonner leur foi pour suivre l’idolâtrie, ce qui pour beaucoup était impensable. C’est donc de cette exigence que vient la persécution. Toutefois, la peine de mort ne fut pas systématiquement appliquée ; ainsi, Origène fut torturé puis libéré ; Saint Cyprien se mit à l’abri…Certains chrétiens avaient cédé et renièrent leur foi par crainte pour leur vie, ce sont les « lapsi« . Il s’agit donc de l’apostasie de chrétiens dans l’épreuve, face à la persécution.

            Le sens

Dans ce contexte, l’expression peut être considérée comme une mise en garde ; une mise en garde à l’occasion d’un problème qui se posait au sein de la communauté des chrétiens. C’était une mise en garde adressée à ceux qui seraient tentés par le renoncement à leur foi et quitteraient la communauté des croyants par peur des persécutions.

Par ailleurs, à la fin de cette vague de persécutions, le problème posé par les lapsi qui souhaitaient revenir dans le giron de l’Eglise et les réponses de celle-ci avaient entraîné l’émergence d’une hérésie. La mise en garde s’adressait donc également à ceux qui seraient tenté par l’hérésie quelles qu’en soient les raisons. Nous pouvons considérer qu’à l’origine de l’expression, il y avait une dimension conjoncturelle.

Saint Cyprien comme Origène vont déployer les raisons qui fondent cette prédication, car de fait, au départ, on peut penser que c’est d’un enseignement qu’il s’agit plutôt que d’un anathème. Ces raisons sont de deux types ; elles sont d’ordre théologique d’une part, et d’autre part, elles portent sur l’ecclésiologie, c’est-à-dire sur une organisation en cours de l’Eglise qui doit s’assurer des bases solides voulues par le Christ. Il est important de noter que le propos s’adresse à ceux qui se séparent de l’Eglise quelles qu’en soient les raisons : hérétiques, sectaires, schismatiques…

Saint Cyprien fait une intrication de Dieu et de l’Eglise du Christ dans une structuration Père-Mère. C’est là, une structure qui doit garder son unité théologique selon lui, on ne peut donc pas tourner le dos à l’une – l’Eglise – et prétendre adorer l’autre – Dieu – Il s’agit d’une unité qui est mise en œuvre à travers les sacrements que seule l’Eglise peut dispenser, d’où l’expression. Ainsi, le schismatique, l’hérétique ou celui qui quitte l’Eglise, en s’éloignant de cette unité cesse de recevoir les promesses de l’Eglise. Par ailleurs, l’Eglise, c’est le troupeau sous la conduite de Pierre, d’où quitter l’Eglise, c’est aussi ne plus être en communion avec le trône de Saint Pierre. Ainsi, ce sont les argumentations théologiques et ecclésiales qui fondent l’expression de Saint Cyprien, qui s’appuie également sur la charge de Saint Pierre.

La nécessité de l’Eglise pour le salut des hommes sera constamment affirmée, mais les justifications théologiques et ecclésiales vont se déployer tout au long des siècles en fonction d’éléments divers qui relèveront de l’un ou de l’autre des arguments fondamentaux de Saint Cyprien, c’est-à-dire de la théologie ou de l’ecclésiologie.

III – SAINT AUGUSTIN

A la suite d’Origène et de Saint Cyprien dans leur approche de la question de l’appartenance à L’Eglise du Christ au troisième siècle, nous abordons au cinquième siècle une autre étape du déploiement de l’adage. En effet, si pour Saint Cyprien il s’agissait de se priver soi-même d’un bienfait – le salut – auquel on a droit par son baptême, baptême qui incorpore à l’Eglise du Christ, avec Saint Augustin, et parce que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés[4], – ce qui est la finalité de la mission qui est confiée par le Christ aux Apôtres en Mc 16, 15 et en Mt 28, 19 – avec Saint Augustin donc, nous changeons de perspective. La question de l’appartenance à l’Eglise ne concerne plus seulement les apostats, les hérétiques et les schismatiques… Saint Augustin y ajoute « ceux qui refusent d’y entrer« . Ce fut là, au cinquième siècle, une nouvelle étape dans la compréhension de l’adage ; nous sommes alors dans un monde devenu pleinement chrétien, à défaut de l’être totalement encore. Il s’agissait d’affirmer dans ce monde la place et le rôle de l’Eglise comme un instrument universel de salut divin, une Eglise à distinguer d’un monde temporel dont le pouvoir ne doit pas empiéter sur la mission qui lui fut confiée par le Christ sous la direction de son vicaire, le pape. Il s’agit dès lors d’une médiation obligatoire de l’Eglise, « Forcez-les à y entrer » ! Avec Saint Augustin et plus tard, avec son disciple Fulgence de Rupse, nous sommes loin des cas de ceux qui quittent l’Eglise en connaissance de cause, eux qui étaient vilipendés par Saint Cyprien. Ainsi, Saint Augustin écrit :

« Un homme ne peut se sauver si ce n’est dans l’Église catholique. En dehors de l’Église catholique, il peut tout avoir, sauf le salut. Il peut avoir l’honneur (être évêque), il peut avoir les sacrements, il peut chanter l’Alleluia, il peut répondre Amen, il peut tenir l’Évangile, il peut avoir et prêcher la foi au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, mais jamais il ne peut trouver le salut si ce n’est dans l’Église catholique. […] Il peut même répandre son sang, mais pas recevoir la couronne.[5]«  Ou bien encore :

« Seule l’Eglise Catholique est le Corps du Christ… en dehors de ce corps, l’Esprit-Saint ne vivifie personne… c’est pourquoi ils n’ont pas l’Esprit-Saint, ceux qui sont en dehors de l’Eglise.[6] » Il s’agit donc de tout homme n’ayant pas encore rejoint l’Eglise quelle qu’en soit la raison. Ici apparait un autre fondement à l’adage, il s’agit du concept élaboré par Saint Paul d’une Eglise qui est « Le Corps Mystique du Christ » ; un « Corps » qui est alors le véritable instrument du salut.

Son disciple, Fulgence de Rupse alla plus loin au VIème siècle en incluant les juifs dans les damnés s’ils restent hors de l’Eglise : « Ceci, tenez le ferme et n’en doutez jamais : non seulement tous les païens, mais aussi tous les Juifs et tous les hérétiques et schismatiques qui terminent leur vie présente en se trouvant en dehors de l’Eglise catholique, sont en route pour le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. » (La Règle de foi).

Nous avons là, l’affirmation d’une dimension d’exclusivité de l’Eglise comme instrument de salut, même si le pape Etienne de l’époque de Saint Cyprien, que suivra plus tard Saint Augustin, privilégie la médiation christique à travers le baptême par rapport à la médiation ecclésiale, car le baptême est le baptême du Christ même conféré par un schismatique. L’adage ainsi précisé signe l’enseignement des Pères de l’Eglise : St Irénée, St Jérôme, St Ambroise et bien sûr St Augustin. L’adage vu sous cet angle sera constamment réaffirmé comme dogme de l’Eglise à travers les siècles. Le pape Saint Grégoire, Grégoire Le Grand, précise : « Le dogme le plus ferme de notre religion c’est que hors de l’Eglise, personne ne peut être sauvé« . Cette position sera réaffirmée à maintes reprises. Pour donner quelques exemples, citons :

            Le Pape Innocent III au concile de Latran IV, 1215

            Le Pape Boniface VIII, bulle « Unam Sanctam », 1302

            Le Pape Clément V au concile de Vienne 1311-1312

            Le Pape Eugène IV au concile de Florence, 1439 et 1441

Le concile de Latran V réaffirmera le dogme avec le Pape Léon X, 1516.

IV – LE MOYEN-AGE

Constance donc ! Mais parallèlement à l’affirmation du dogme, la réflexion n’a jamais cessé non plus pour affiner le propos et prendre en compte les situations particulières toujours possibles. Ainsi, Saint Thomas d’Aquin introduit le concept d’appartenance, il distingue alors les membres en actes de l’Eglise et les membres en puissance de cette même Eglise ; car, « il est possible qu’un homme soit élevé dans la forêt, ou même parmi les loups ; et un tel homme ne peut rien connaître de la foi explicitement.[7]« 

Réponse de St Thomas :  » il revient à la divine providence de procurer à tout homme les choses nécessaires au salut, pourvu qu’il n’y ait pas d’empêchement du côté de cet homme. Car si quelqu’un, élevé de la sorte, suivait la conduite de la raison naturelle dans l’appétit du bien et la fuite du mal, il faut tenir pour très certain que Dieu ou bien lui révélerait par une inspiration intérieure les choses qui sont nécessaires pour croire, ou bien lui enverrait quelque prédicateur de la foi…« 

En effet, « Si quelqu’un, né parmi les nations barbares, fait ce qu’il peut, Dieu Lui-même lui montrera ce qui est nécessaire pour son salut, soit par l’inspiration, soit en lui envoyant un prédicateur. » Pour répondre à la question : « est-il nécessaire de croire explicitement ?« .

A cette distinction de membres en actes et de membres en puissance qui se fondent à la fois sur le baptême et sur la raison naturelle, viennent s’ajouter différentes assertions du baptême[8], à savoir : baptême d’eau, baptême de sang et baptême de feu ; ce qui revient à tenir compte des différentes situations de l’homme face à l’accès à l’évangélisation, car le baptême est l’unique moyen d’agrégation au corps du Christ, c’est-à-dire à son Eglise sous la conduite de son pasteur, le Pape. On peut donc considérer que déployer le baptême sous ces différentes formes revient à moduler le dogme qui veut que hors de l’Eglise, il n’y ait pas de salut ; c’est une modulation qui porte essentiellement sur les façons ou les moyens d’y appartenir et en aucun cas sur le fondement du dogme lui-même. La corrélation peut s’établir entre baptêmes et le concept d’appartenance développé par Saint Thomas d’Aquin. Dès lors, l’exclusivisme de la formule qui prévaut depuis le Vème avec Saint Augustin et ses disciples est modulée en partie, si nous nous référons à la distinction des appartenances avancées par Saint Thomas, c’est-à-dire le membre en acte et le membre en puissance. Même si cela ne modifie en rien le sens fondamental du dogme, l’adage se comprend dès lors selon deux lignes, l’une inclusive et l’autre exclusive ; lignes qui ne s’excluent nullement. Nous avons là, un second déplacement de perspective par rapport à la conception absolutiste qui seule prévalait depuis Saint Augustin ; conception qui fut le premier déplacement de sens par rapport à la prédication de Saint Cyprien et de Origène.

V – L’EPOQUE MODERNE

Au moyen-âge, nous sommes passé d’une logique d’avertissement – que nous pouvons attribuer à la compassion de fait de Saint Cyprien vis-à-vis des chrétiens de son temps, ses frères, qui étaient soumis aux épreuves de l’époque – à une logique exclusiviste d’absolutisme avec Saint Augustin et Fulgence de Ruspe, et enfin à une double logique exclusiviste et inclusiviste. Cependant, la réalité est moins tranchée à partir du moyen-âge, car en fonction des contextes et suivant le cours des événements, l’une ou l’autre ligne peut devenir prépondérante. Ainsi, le concile de Florence, valide le 4 février 1442, (Bulle Cantate Domino) la seule ligne exclusiviste  :  » [La très sainte Eglise romaine] croit fermement, professe et prêche qu’aucun de ceux qui se trouvent en dehors de l’Eglise catholique, non seulement païens, mais encore juifs ou hérétiques et schismatiques, ne peuvent devenir participants de la vie éternelle, mais iront « dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et ses anges » (Mt 25,41), à moins qu’avant la fin de leur vie ils ne lui aient été agrégés  » ; tandis qu’à partir des grands voyages et de la découverte de l’Amérique, le Magistère fut amené à privilégier une ligne inclusive, et cela pour prendre davantage en compte 1Tm 2,4 et la nouvelle vision du monde.

En 1547 au début de l’époque moderne, le concile de Trente affirme une ligne d’ouverture et de prudence en mettant en exergue la possibilité que l’Evangile puisse ne pas être connu, ce qui rappelle certains aspects de l’enseignement de Thomas d’Aquin ; nous sommes alors à l’heure de la doctrine de la foi implicite. Cependant, la nécessité du baptême et des sacrements, et donc de l’Eglise, est réaffirmée ; la nouveauté est qu’il y a la réserve que l’Evangile soit proclamé avant cette nécessité. On ne peut exclure totalement l’influence grandissante de l’humanisme érasmien dans cette réserve.

Le début du XVIIIème siècle verra une radicalisation à travers le mouvement janséniste, même si la question de fond était celle de la place du libre arbitre dans l’économie de la sotériologie ; à l’extrême, le salut est directement lié uniquement à la grâce divine. L’adage devient selon cette ligne : « En dehors de l’Eglise, pas de grâce » ! Une ligne dure donc, une ligne extrême, qui fut plus rigoriste que l’absolutisme du Vème siècle, car elle dénie toute miséricorde divine ; une ligne qui sera globalement condamnée en 1713 par le pape Clément XI avec la bulle « unigenitus » du 8 septembre 1713.

On constate ainsi que le Magistère, gardien du dogme, tente d’éviter, mais à tâtons et avec prudence, toute orientation extrême de la compréhension de l’adage, et cela de la fin du moyen-âge à l’époque moderne. Le contexte est celui d’une spiritualité orientée vers l’individu ; une spiritualité intérieure qui a émergé bien avant la fin du moyen-âge. La prise en compte de la personne humaine, avec sa liberté qui se traduit par la reconnaissance de son libre-arbitre, va être le facteur qui va encadrer dès lors la réflexion sans pour autant perdre de vue le rôle de l’Eglise ; car c’est à travers elle que se produit l’incorporation au Christ ; c’est par elle qu’il y a plénitude de moyens par les sacrements, c’est là, une affirmation constante du Magistère.

Ainsi, si le Pape Pie VIII réaffirme en 1830 que « la formule de Saint Cyprien est une formule de foi« . Cette réaffirmation parait nécessaire, car l’humanisme qui était installé définitivement depuis la Renaissance dans le monde chrétien, et même un peu avant, avait conduit à un retour au-devant de l’actualité christique du débat qui opposa Saint Augustin et Pelage. Il s’agissait alors des rapports entre la grâce divine et le libre-arbitre de l’homme quant à leur place respective dans l’économie du salut. Depuis ce retour, les prises de position tant des différentes facettes de la Reforme Protestante que de diverses structures de chrétiens catholiques pouvaient sembler remettre en question la place et le rôle de l’Eglise dans cette même économie du salut.

VI – L’EPOQUE CONTEMPORAINE.

L’affirmation du Pape Pie VIII est précédée de celle du Pape Léon XII (Ubi primum) et sera suivie des enseignements de tous les Papes jusqu’à Pie XII qui sera le premier pape à condamner de façon explicite la compréhension littérale de la formule de Saint Cyprien. Dans quels contextes ces évolutions interviennent-elles, peut-on se demander, même s’il faut être conscient qu’il y a une continuité dans la réflexion depuis les origines ?

L’époque contemporaine va voir s’amplifier l’émergence de la personne. Commencée au moyen-âge dans son aspect de spiritualité intérieure, la notion de personne va acquérir d’autres facettes tout au long des siècles ; ainsi 1789 et la révolution française imposent une autre vision de la société dans laquelle la personne humaine acquiert une dimension laïque plus affirmée qu’elle ne le fut jamais. Avant cela, la réforme protestante avait obligé quelques siècles plus tôt à porter un autre regard sur le christianisme et sur l’homme chrétien. Après 1789, l’éducation n’est plus du ressort exclusif de l’Eglise avant même la séparation de l’Eglise et de l’Etat en France ; des structures laïques d’éducation et de formation concurrencent l’Eglise, car, pour beaucoup, le salut change de perspective et devient uniquement sociétal.

Que le Pape Pie IX souligne le cas de « ceux qui souffrent d’une ignorance invincible », c’est le signe de la prise en compte par l’Eglise de l’évolution de la société des hommes à l’époque contemporaine, avec ses facettes spirituelles, culturelles et économiques. C’est une prise en compte qui concerne également la nouvelle dimension du monde dont on a pris conscience progressivement à partir de la découverte de l’Amérique à la fin du XVème siècle jusqu’aux grandes aventures coloniales des XIXème et XXème siècles. L’Eglise ne pouvait plus ignorer à la longue, la spécificité d’une partie importante de l’humanité, d’où cette notion d’ignorance invincible de « quanto conficiamur » (10 août 1863) du Pape Pie IX.

Nous devons cependant garder présent à l’esprit que toutes ces évolutions ne changent pas ce qui est fondamental dans l’expression de Saint Cyprien, à savoir l’économie du salut et les conditions de celui-ci selon la mission du christianisme et donc de l’Eglise. Un salut qui reste eschatologique dans un monde où la recherche du bien-être immédiat et sociétal fait office de salut à son tour. Ce qui doit évoluer et qui évolue effectivement, c’est la compréhension et le déploiement de l’expression de Saint Cyprien concomitant à la nouvelle conscience que nous avons de la notion d’humanité, entendue comme l’ensemble des hommes et des femmes de notre planète. La nécessité d’un nouveau déploiement est le cadre dans lequel nous pouvons placer la condamnation de la compréhension littérale seule par l’encyclique Mystici Corporis Christi[9], à travers notamment la condamnation des conversions forcées. Il s’agit d’une affirmation indirecte dès lors qu’on retient que tous les hommes sont ordonnés au Christ et à son Eglise.

L’un des points forts de la nouvelle compréhension non littérale qu’il convient d’avoir de la formule de Saint Cyprien est l’affaire Feeney en 1949, même si l’excommunication de Feeney en 1953 se fonde aussi sur les données de l’encyclique Quanto conficiamur moereo de Pie IX. Par ailleurs, il faut souligner que la condamnation prend en compte également le refus d’obéissance de Feeney à son évêque, celui de Boston ; il y a ainsi un problème de communion avec l’évêque, c’est-à-dire, un problème d’ecclésiologie qui se superpose au débat théologique, car, le fond reste cependant la compréhension et le déploiement de l’expression si on s’en tient à la réponse du Saint Office à l’archevêque de Boston.

            Vatican II.

Avec le concile Vatican II, (1962-1965) c’est plus généralement à travers le rôle salvifique de l’Eglise comme Corps du Christ que sera envisagé le déploiement de l’expression. Le concile qui confirme donc l’abandon d’une compréhension littérale, suivant Pie XII en cela. Le concile qui prend en compte aussi le concept d’ignorance invincible, suivant en cela Pie IX. Par ailleurs, les Pères conciliaires de Vatican II ne pouvaient pas éviter de conduire la réflexion en se plaçant dans le nouveau contexte du monde ; un monde qui est ouvert à présent ; un monde qui est totalement connu aussi bien à travers ses cultures multiples et variées, qu’à travers les différents choix de spiritualités qu’ont fait des hommes qui ne sont pas des chrétiens ; un monde enfin qui a connu des soubresauts d’une violence inouïe et inacceptable avec les deux dernières guerres mondiales. Il faut donc prendre tout cela en compte – et ce fut fait – pour préciser le rôle de l’Eglise du Christ dans l’économie de salut dans ce monde-là ; c’est-à-dire :

            – Les religions autres que chrétiennes.

            – Les chrétiens non catholiques dans leurs multiples et différentes organisations.

Ainsi, la théologie des religions (le monde) et l’œcuménisme (la chrétienté) constituent des points forts qui ont bénéficié pour la première fois dans un concile d’un très haut niveau de sollicitude de la part des Pères conciliaires de Vatican II. Il en fut de même de la liberté de conscience qui avait atteint au XXème siècle un point de non-retour.

Nous pouvons affirmer d’emblée qu’il n’y a pas eu pour autant rupture au concile avec les fondamentaux de l’adage de Saint Cyprien. En effet, le christianisme, et plus particulièrement l’Eglise catholique n’a toujours vu que comme des erreurs les autres religions, au fur et à mesure de leurs découvertes ; il fallait en conséquence sauver ceux qui en étaient des « victimes ». C’est là, une mission salvifique qui répond au fait que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ; une mission qui était une application de l’adage hors de l’Eglise, point de salut. Ce fut le cas, par exemple, pour la conversion des Saxons au IXème siècle ; ce fut aussi le cas des Indiens d’Amérique au XVIème siècle. On peut comprendre que certains aspects du Code Noir auquel furent soumis les esclaves Noirs dans les caraïbes notamment, du XVIIème jusqu’au début du XIX relèvent de la même démarche. Pour accomplir cette charge -sauver les victimes des erreurs des religions non-chrétiennes-, les missionnaires de l’Eglise étaient à l’ouvrage avec courage et détermination pour l’évangélisation de ceux-là qui souffraient de ces erreurs. C’est encore eux, les missionnaires, qui vont faire comprendre et faire admettre que ces « religions » peuvent constituer ou comporter des pierres d’attente pour l’évangélisation parce qu’ils y trouvaient des éléments de vérités. Il y a donc, une évolution de la pensée du Magistère vers une ouverture aux religions du monde ; cela déboucha sur la tenue de la rencontre du parlement des religions en 1893 à Chicago, bien avant Vatican II.

            Nostra Aetate.           (A notre époque.)

Si la nouvelle dimension qui est reconnue à l’homme et à ses sociétés constitue le contexte dans lequel se développe cette prise de conscience, elle n’est pas le seul facteur à prendre en compte, il y a aussi les horreurs des deux dernières guerres mondiales, et plus particulièrement le massacre des juifs lors de la seconde, cela amena bien des chrétiens à vouloir que le déploiement de l’Evangile ne soit plus à même de conduire à l’ostracisme, au mépris et à la haine de l’autre quel qu’il soit, et cela, fut-ce au nom du Christ et de Dieu. N’est-ce pas l’un des objectifs de la conférence de Seelisberg[10] en Suisse en 1947, où juifs, catholiques et protestants s’attachèrent à étudier les causes de l’antisémitisme ? Il fut bien sûr question d’antisémitisme, mais on ne pouvait pas ignorer dix siècles de déploiement de l’adage hors de l’Eglise, point de salut avec la dimension qu’en donnèrent les premiers, Saint Augustin et Saint Fulgence, puis par toutes les autorités qui avaient suivi, et cela, avec une remarquable continuité.

Ce sont là, quelques-unes des considérations qui ont préludé à la tenue du concile de Vatican II. A ce concile, il ne s’agissait plus véritablement de préciser comment on devrait comprendre l’expression de Saint Cyprien, mais de poser le problème du salut de l’homme dans sa globalité. Parlant des non-chrétiens, le cardinal Béa précise, en présentant la déclaration Nostra Aetate[11] : « C’est la première fois dans l’histoire de l’Eglise qu’un concile expose si solennellement des principes » ; c’était dit au nom des Pères conciliaires, eux qui fixèrent comme une tâche aux catholiques à travers l’Eglise :

             » […]de promouvoir l’unité et la charité entre les hommes, et aussi entre les peuples » ; car, précisent-ils : « tous les peuples forment, en effet, une seule communauté ; ils ont une seule origine… et aussi une seule fin. » Et aussi parce que « les témoignages de bonté et les desseins de salut [de Dieu] s’étendent à tous. »

Le concile dessine dans Nostra Aetate, le cadre dans lequel les Pères conciliaires vont passer en revue les différentes religions. On admettait ainsi l’existence d’une sensibilité religieuse dans tous les peuples, et d’affirmer : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions.« 

Autant dire que nous sommes loin, en apparence, de l’expression hors de l’Eglise, point de salut, quelle que soit la compréhension qu’on adopte, d’autant que les Pères conciliaires affirment que l’Eglise « considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes ».

Mais, ceci est dit tout en réaffirmant sa mission, celle d’annoncer « sans cesse le Christ« . L’Eglise le fait tout en exhortant « ses fils pour que, avec prudence et charité, par le dialogue et par la collaboration avec les adeptes d’autres religions, et tout en témoignant de la foi et de la vie chrétiennes, ils reconnaissent, préservent et fassent progresser les valeurs spirituelles, morales et socio-culturelles qui se trouvent en eux. »

On le voit, Nostra Aetate ouvre largement le regard du chrétien sur les autres religions, mais la déclaration ne distribue pas la mission salvifique de l’Eglise sur ces religions. N’empêche ! Pour la première fois depuis son origine et depuis Saint Cyprien, l’Eglise catholique célèbre en conclusion de Nostra Aetate, une « fraternité universelle excluant toute discrimination« , une fraternité qui va trouver une forme, particulière certes, mais une forme de prolongement dans les rencontres d’Assise à partir de 1986, initiée par le pape Jean Paul II. Pour Nostra Aetate, les vénérables Pères conciliaires concluent donc :

« L’Église réprouve donc, en tant que contraire à 1’esprit du Christ, toute discrimination ou vexation dont sont victimes des hommes en raison de leur race, de leur couleur, de leur condition ou de leur religion. En conséquence, le saint Concile, suivant les traces des saints Apôtres Pierre et Paul, prie ardemment les fidèles du Christ d’avoir au milieu des nations une belle conduite, si c’est possible, et de vivre en paix, pour autant qu’il dépend d’eux, avec tous les hommes, de manière à être vraiment les fils du Père qui est dans les cieux ».

Le Magistère est amené en 1991 à éditer un document pour préciser ce qu’il convient d’entendre par « dialogue », dans le cadre de la mission de l’Eglise, c’est-à-dire l’annonce de l’Evangile : « Dialogue et annonce : réflexion et orientations concernant le dialogue interreligieux et l’annonce de l’Evangile« [12]

            Lumen Gentium.[13]    (LG : Lumière des Nations.)

Ouvrir le regard sur les autres religions est une avancée notable avec Vatican II ; mais pour autant, l’Eglise catholique ne s’éloigne pas le moins du monde de sa mission, et celle-ci se place toujours dans l’esprit de hors de l’Eglise pas de salut. La lettre de la formule de Saint Cyprien a changé, mais l’esprit de l’adage demeure ; toutefois, son déploiement est affiné par le concile. On s’en rend compte à la lecture de la constitution dogmatique Lumen Gentium. Là où Nostra Aetate positionne le cadre et les raisons de la nouvelle compréhension de l’expression, il revient à Lumen Gentium de réaffirmer les fondamentaux de la mission salvifique de l’Eglise. Les Pères conciliaires y affirment l’unicité de l’Eglise catholique comme « l’unique Eglise du Christ« . Donc, l’Eglise du Christ ne peut exister ailleurs comme certains théologiens voudraient le laisser entendre, car (LG 8) :

« …l’Église terrestre et l’Église enrichie des biens célestes ne doivent pas être considérées comme deux choses, elles constituent au contraire une seule réalité complexe, faite d’un double élément humain et divin […] C’est là l’unique Église du Christ, dont nous professons dans le symbole l’unité, la sainteté, la catholicité et l’apostolicité [12], cette Église que notre Sauveur, après sa résurrection, remit à Pierre pour qu’il en soit le pasteur (Jn 21, 17), qu’il lui confia, à lui et aux autres Apôtres, pour la répandre et la diriger (cf. Mt 28, 18, etc.) et dont il a fait pour toujours la « colonne et le fondement de la vérité » (1 Tm 3, 15). Cette Église comme société constituée et organisée en ce monde, c’est dans l’Église catholique qu’elle subsiste« .

C’est là, une affirmation sans ambiguïté que viendra souligner à son tour la déclaration Dominus Iesus[14]. Il s’agit de bien faire comprendre « l’unicité et… l’universalité salvifique du mystère de Jésus-Christ et de l’Eglise« . La nécessité pour le Magistère de produire ce document peut se mesurer par les réactions hostiles que provoqua sa sortie, surtout après l’enthousiasme que suscita un an plus tôt la Déclaration d’Augsbourg (1999) entre catholiques et luthériens. Peut-être n’avait-on pas prêté assez attention à LG 13 par exemple, où il est écrit :

« À faire partie du Peuple de Dieu, tous les hommes sont appelés. … Ainsi, l’unique Peuple de Dieu est présent à tous les peuples de la terre, empruntant à tous les peuples ses propres citoyens, citoyens d’un Royaume dont le caractère n’est pas de nature terrestre mais céleste … l’Église, Peuple de Dieu par qui ce Royaume prend corps, ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les capacités, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon ; en les assumant, elle les purifie, elle les renforce, elle les élève … En vertu de cette catholicité, chacune des parties apporte aux autres et à toute l’Église le bénéfice de ses propres dons, en sorte que le tout et chacune des parties s’accroissent par un échange mutuel universel et par un effort commun vers une plénitude dans l’unité. »

En d’autres termes, il s’agit de prendre en compte les hommes, tous les hommes, mais quant aux religions autres que catholique, il s’agit d’y chercher seulement les éléments de vérité qui pourraient se trouver en leurs seins. Nous retrouvons ainsi dans LG 14 les fondamentaux de l’Eglise catholique, romaine et apostolique, à savoir :

« C’est vers les fidèles catholiques que le saint Concile tourne en premier lieu sa pensée. Appuyé sur la Sainte Écriture et sur la Tradition, il enseigne que cette Église en marche sur la terre est nécessaire au salut. Seul, en effet, le Christ est médiateur et voie de salut : or, il nous devient présent en son Corps qui est l’Église ; et en nous enseignant expressément la nécessité de la foi et du baptême (cf. Mc 16, 16 ; Jn 3, 5), c’est la nécessité de l’Église elle-même, dans laquelle les hommes entrent par la porte du baptême, qu’il nous a confirmée en même temps. C’est pourquoi ceux qui refuseraient soit d’entrer dans l’Église catholique, soit d’y persévérer, alors qu’ils la sauraient fondée de Dieu par Jésus Christ comme nécessaire, ceux-là ne pourraient pas être sauvés … L’incorporation à l’Église, cependant, n’assurerait pas le salut pour celui qui, faute de persévérer dans la charité, reste bien « de corps » au sein de l’Église, mais pas « de cœur ». »

Le concile signifie par Nostra Aetate la prise en compte de la nouvelle compréhension de la mission de l’Eglise en fonction de la nouvelle dimension du monde des hommes. Par la constitution dogmatique Lumen gentium, les Pères conciliaires précisent le sens qu’il faut donner à cette nouvelle prise de conscience et signifient en même temps les limites que doit avoir la nouvelle compréhension de la formule de Saint Cyprien. Il leur faut préciser ensuite comment doit se comprendre la mission de l’Eglise ; ils l’ont fait en soulignant les bases dogmatiques et en proposant la démarche qui doit être celle des chrétiens dans le respect de l’esprit de la formule de Saint Cyprien, et cela, tout en tenant compte de la nouvelle conscience qu’on avait du monde et de hommes. Là, ce sera le propos du décret Ad Gentes.

            Ad Gentes.[15]              (Aux Nations).

Le concile consacre le décret Ad Gentes à la réflexion sur la mission de l’Eglise ; dès le préambule, le concile précise en se basant sur Lumen Gentium :

« Envoyée par Dieu aux peuples pour être le Sacrement universel du salut, l’Église [LG]… obéissant au commandement de son Fondateur, est tendue de tout son effort vers la prédication de l’Évangile à tous les hommes. Les apôtres eux-mêmes, en effet, sur lesquels l’Église a été fondée, ont suivi les traces du Christ, prêché la parole de vérité et engendré des églises. Le devoir de leurs successeurs est de perpétuer cette œuvre.« 

L’Eglise est sacrement universel de salut, parce que :

                C’est le dessein du Père.

            C’est la mission du fils.

            C’est la mission du Saint-Esprit.

            L’Eglise est envoyée par le Christ ; elle est donc en charge de toutes ses missions.

 

 

Nous avons là les fondamentaux de la mission de l’Eglise ; cette activité missionnaire se justifie car : « La raison de cette activité missionnaire découle de la volonté de Dieu, qui « veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Car il n’y a qu’un seul Dieu, et un seul médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus Christ, qui s’est livré en rançon pour tous » (1 Tm 2, 4-5 ; « et il n’existe de salut en aucun autre » (Ac 4, 12). Il faut donc que tous se convertissent au Christ, connu par la prédication de l’Église, et qu’ils soient eux aussi incorporés par le baptême à l’Église, qui est son Corps. Car le Christ lui-même, « en enseignant en termes formels la nécessité de la foi et du baptême (cf. Mc 16, 16 ; Jn 3, 5), a du même coup confirmé la nécessité de l’Église dans laquelle les hommes entrent par le baptême comme par une porte. C’est pourquoi les hommes ne peuvent être sauvés qui, n’ignorant pas que l’Église a été fondée comme nécessaire par Dieu par l’intermédiaire de Jésus Christ, n’auront cependant pas voulu y entrer ou y persévérer ». Bien que Dieu puisse par des voies connues de lui amener à la foi sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu (He 11, 6) des hommes qui, sans faute de leur part, ignorent l’Évangile, la nécessité incombe cependant à l’Église (cf. 1 Co 9, 16) – et en même temps elle en a le droit sacré – d’évangéliser, et par conséquent son activité missionnaire garde, aujourd’hui comme toujours, toute sa force et sa nécessité. »

Outre de confirmer, si besoin était, la ligne directrice de l’action évangélisatrice de l’Eglise, cet extrait du décret Ad Gentes résume de façon saisissante, toutes les réflexions qui ont eu lieu depuis plusieurs siècles sur la formule de Saint Cyprien, hors de l’Eglise, point de salut.

VII – CONCLUSION.

Hors de l’Eglise, point de salut, c’est sans doute l’une des expressions du christianisme qui a connu un développement et une réaction polémiste pratiquement depuis ses débuts en l’an 250 environ jusqu’à nos jours. ; en suivant l’histoire des déploiements et des usages qui sont faits de cet adage le long des siècles, on mesure l’extraordinaire constante de son contenu dogmatique ; on est frappé par le soucis constant de prendre l’homme et sa société en compte dans ce que l’un et l’autre peuvent avoir de variabilité, d’inconstance, voire de souffrance.

On peut mesurer l’extraordinaire stabilité de son contenu dogmatique ; une stabilité qui a tenu contre tous les bourrasques. C’est une expression qui a résisté à tous les assauts qui voulaient en altérer le sens ou simplement l’infléchir. Une raison explique cette remarquable stabilité, c’est le soin avec lequel L’Eglise s’est imposée de respecter de façon absolue 1Tm 2, 4… Ce respect est la marque de la conscience que l’Eglise a de sa mission sans cesse réaffirmée. Cependant, cette conscience et la détermination qu’elle entraîne n’ont pas empêché l’Eglise de se confronter à ses propres éléments déstabilisants, mais également au monde en constante évolution. Ces confrontations se poursuivent et se poursuivront sans doute encore en contraignant l’Eglise à sans cesse rechercher une réponse au monde sans perdre de vue sa mission.

Paul Aclinou

[1] Chapitre 4, Obligation de s’en tenir à l’Unité

[2] Origène, Homeliae in librum Jesu nave, III, 5, P.G., t. XII, col. 841–842 ; cité par C. Gouyaud (http://www.revue-kephas.org/03/2/Gouyaud25-35.html)

[3] Persécution de Dèce (250) et celle de Valérien (257-258) ; Saint Cyprien trouvera la mort à l’occasion de cette seconde persécution.

[4] 1Tm 2,4

[5] Sermon au peuple de Césarée, n°6, dans PL 43/695

[6] Sermon 268, n. 2

[7] St Thomas d’Aquin, De veritate, Question 14, article 11, ad 1

[8] Voir Notes sur le baptême.

[9] Promulguée par le pape Pie XII le 29 juin 1943

[10] http://www.dialogue-jca.org/10_points_Seelisberg.htm

[11] Déclaration dogmatique promulguée le 28 octobre 1965.

[12]http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/interelg/documents/rc_pc_interelg_doc_19051991_dialogue-and-proclamatio_en.html

[13] Constitution dogmatique promulguée le 21 novembre 1964.

[14] Publiée le 5 septembre 2000.

[15] Décret sur l’activité missionnaire de l’Eglise promulgué le 7 décembre 1965.

© Paul Aclinou juin 2016

FOI ET RAISON

Foi et Raison en régime chrétien

Deux magistères en direction d’un sujet unique : l’homme ; une manière d’état des lieux sous cette double vision.

 « Fides et ratio binae quasi pennae videntur quibus veritatis ad contemplationem hominis attollitur animus.»

« La foi et la raison sont comme deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité.»

Cette citation d’ouverture de l’encyclique Fides & Ration du pape Jean Paul II (1998) pose d’emblée la problématique ; à savoir que la foi et la raison procèdent de deux plans différents. Plans différents et non opposés en cela que l’objectif de vérité est commun aux deux. Pour l’homme, la soif de connaître, c’est de cela qu’il s’agit ; c’est – à – dire la contemplation de la vérité, semble pouvoir se satisfaire selon deux voies :* Le savoir par la raison.

* Le savoir par la foi.

Il me semble possible de tenter de dresser une manière d’état des lieux à la lumière des éléments que l’encyclique nous propose, notamment dans son chapitre II par ses rappels aux écrits bibliques ; mais également à travers la démarche des hommes de science.

LES DEUX VISIONS

Le désir de connaitre, la soif de savoir, qui anime les hommes aussi loin que l’histoire et l’archéologie nous permettent de remonter peut être considéré comme l’une des caractéristiques essentielles de la nature humaine, et cela depuis les origines certainement. On peut penser que c’est là que se situe l’un des mécanismes les plus puissants qui sont à la source de sa formidable évolution et de son développement. Nous pouvons sans doute postuler que le ressort qui fait fonctionner ce mécanisme de développement est en partie l’antagonisme qui met face à face la conscience de son être et ce que cela implique – la foi – et son désir irrépressible de connaître par la raison ce qu’il y a derrière le mur qui lui barre l’horizon.

Ce  désir de connaître peut avoir pour objet l’homme lui-même ou bien le monde dans lequel il évolue, ou le plus souvent, les deux. C’est – à – dire que dans un cas comme dans l’autre, la réflexion de l’individu débouche – et cela sans doute très tôt dans le cours de son évolution – sur les questions ontologiques habituelles : qui suis – je ? D’où est – ce que je viens ? Et où vais – je ? … mais également sur d’autres interrogations qui portent l’homme à se pencher sur le monde dans lequel il se trouve ; un monde aussi bien physique, géologique, que sociétal ; c’est – à – dire : que puis – je penser et que puis – je dire sur ce monde qui m’environne ? Comment est – il fait ? Et bien sûr : qui l’a bâti ? Pourquoi et comment je m’y trouve ?

Satisfaire ce désir, c’est répondre ou tenter de répondre à ces questionnements ; cela peut se faire par la raison de l’homme – une autre caractéristique de l’espèce – ou avec la révélation divine dont il a la chance de bénéficier. Si la voie qui se veut passer par la raison repose d’abord sur un discours sur les objets et le tâtonnement encadré ou pas, celle qui emprunte  sa motivation à la révélation repose elle aussi sur le discours ; mais c’est un discours qui se structure par la foi et ses dogmes ainsi que par l’obéissance qu’elle implique. Deux visions donc qui cohabitent aussi bien dans le même individu que dans le même espace géographique et temporel ; c’est pourquoi, il serait malaisé et vain, me semble – t – il de chercher à les séparer. Pour autant, on ne peut inférer que ces deux visions sont en parfaite harmonie ; s’il en était ainsi, la problématique qui nous occupe n’existerait pas. En somme, la voie selon la foi s’appuie sur l’esprit de l’homme adossé aux dogmes, alors que la voie selon la raison s’appuie elle aussi sur l’esprit de l’homme, mais celui – ci fait appel dans ce second cas à l’expérience humaine.

                UN DOUBLE LIEN 

Ces deux voies fondamentales sont distinctes certes, mais elles sont fortement liées. Nous y trouvons un lien profond qui vient de la communauté de leur objet : les questions ontologiques. Nous leur trouvons également un lien qui vient de l’identité de leur support, c’est – à – dire : l’agir et le vivre de l’homme ; nous pouvons parler alors d’un double lien. C’est précisément ce lien double que soulignent magistralement les écrits de sagesse de la révélation divine ; l’encyclique Foi et Raison nous rappelle par exemple : « La Sagesse sait et comprend tout » (Sg 9, 11). Nous trouvons également ce lien en dehors de la révélation, notamment chez les philosophes et les penseurs depuis la plus haute antiquité et cela sous tous les cieux. Dans un cas comme dans l’autre, ce lien se manifeste avec une profondeur et une intensité très variables, mais souligne chaque fois le désir de connaître qui anime l’être humain, notre point de départ.

Ainsi par exemple dans les écrits de sagesse, nous pouvons lire : « Heureux l’homme qui médite sur la sagesse et qui raisonne avec intelligence, qui réfléchit dans son cœur sur les voies de la sagesse et qui s’applique à ses secrets. Il la poursuit comme le chasseur, il est aux aguets sur sa piste; il se penche à ses fenêtres et écoute à ses portes; il se poste tout près de sa demeure et fixe un pieu dans ses murailles; il dresse sa tente à proximité et s’établit dans une retraite de bonheur; il place ses enfants sous sa protection et sous ses rameaux il trouve un abri ; sous son ombre il est protégé de la chaleur et il s’établit dans sa gloire » (Si 14, 20-27). Il me semble que c’est ce double lien qu’enseigne l’auteur biblique dans cet extrait en plaçant son propos uniquement sur le plan humain dès lors que par ailleurs, on sait que « Notre cœur ourdit notre voie ; Yhwh assure notre pas » (Pr 16, 9). On ne peut mieux signifier le lien entre Raison et Foi.

C’est encore ce double lien que nous repérons déjà chez les penseurs pré – socratiques, notamment : « Toutes les lois humaines se nourrissent d’une seule loi, la loi divine, car elle commande autant qu’elle veut » (fragment d’Héraclite) ; Raison et Foi donc.

J’aurais pu citer Platon ou Aristote qui, eux aussi avaient manifesté la nécessité de la voie du savoir par la foi – même si nous ne sommes pas dans le cadre de la révélation divine – et de celle qui passe par la raison de l’homme. Plus près de nous, écoutons Erwin Schrödinger, prix Nobel de chimie : « Il s’avère en effet beaucoup plus difficile de rendre compréhensible, de présenter rationnellement, ne serait-ce que le domaine spécialisé le plus restreint de n’importe quelle branche des sciences, si on en retire toute métaphysique. » (« Ma conception du monde, le Veda d’un Physicien ». Erwin Schrödinger. Paris, Le Mail, 1982).

Deux voies donc pour assouvir la soif de connaître qui anime l’homme ; deux voies qui sont liées comme nous venons de le voir et qui de ce fait doivent être en harmonie aussi bien dans l’être individuellement que dans la société dans laquelle il évolue.

Nécessité d’harmonie donc !

Une nécessité d’harmonie qui est soulignée aussi bien par les hérauts de la révélation divine – foi – que par nombre de penseurs et hommes de science qui font profession de foi de rationalité – raison – sans nécessairement rejeter la foi en Dieu. On peut penser à Descartes par exemple, et à bien d’autres avant et après lui.

                LE RAPPORT ENTRE LES DEUX VOIES

Nécessité d’harmonie avons – nous dit ; mais alors quel peut être le rapport entre les deux, à savoir :

* Dieu ne peut être atteint par la raison, ce qui voudrait dire une séparabilité absolue entre la foi et la raison pour, par exemple, l’idéalisme philosophique.

Dans le même ordre d’idées, pour Pascal, par exemple, la foi est une obéissance à un Dieu révélé ; la foi ne peut être un principe de connaissance mais une norme. Donc la foi doit guider l’intelligence ; la raison est subordonnée à la foi.

* La raison seule suffit pour les positivistes ; c’est-à-dire que la religion n’aurait servi qu’à préparer les esprits à l’ère de la science.

De ce point de vue, tout réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel pour Schopenhauer.

La résultante est une crise, en fait, une série de crises.

Crise de la Foi, quand, fort de ses succès théoriques et expérimentaux, la raison, à travers la science et ses œuvres pensa répondre à toutes les interrogations de l’être en ignorant purement et simplement celles qui semblent ne pas entrer – ou pas encore – dans son champ d’application qui est défini unilatéralement.

Certes, la raison prend en défaut les explications traditionnelles de la révélation, mais elle les jauge à l’aune de ses propres références ; la crise qui en résulte est traumatisante au point de conduire le religieux à s’adonner à une intense étude critique des textes fondateurs de la foi chrétienne. Une exégèse qui fut si systématique que les pères conciliaires de Vatican I seront amenés à rappeler que la révélation divine est d’esprit et de caractère surnaturel.

Crise de la foi donc.

Il apparaîtra très vite que la science ne peut répondre à toutes les aspirations de l’homme ; elle ne peut apporter de réponses satisfaisantes à toutes les questions que nous évoquions plus haut. Pire, le conflit de 1914 montra non seulement les limites de l’homme social dans son appréhension de l’autre, ce conflit révéla aussi au grand jour le fait que les œuvres de sciences peuvent s’avérer redoutables dans l’usage que les sociétés peuvent en faire. Si ce premier coup de semonce monstrueux amena à s’interroger sur les fruits des œuvres de la seule raison et des passions, il ne réhabilita pas pour autant la foi dans sa dimension dogmatique ni dans son approche des sociétés humaines. Ce sera le rôle du second coup de semonce dévastateur que fut la guerre de 1939 – 1945 de révéler définitivement les limites de la science, œuvre de la seule raison. Une des conséquences importantes de la crise entre Foi et Raison fut de fonder une nouvelle approche des rapports entre la foi et la modernité, entre l’église et la modernité ; n’est – ce – pas le sens de l’encyclique Divino Afflante Spiritu du pape Pie XII en 1943 ?

Plus tard, avec Vatican II notamment, on parlera de l’Eglise, peuple de Dieu, en dialogue avec le monde et donc avec sa modernité ; ce fut une réorientation importante. Même là des écueils surgiront, en particulier, la théologie de la libération qui n’est qu’un aspect de la crise entre la foi et la modernité du monde vue dans sa dimension sociale voire sociologique ; ce fut une autre manifestation de la difficulté à trouver le point d’équilibre entre la raison et la foi. Bien sûr, dans ce cas il ne s’agit plus seulement de sciences, au sens de sciences exactes. Dès lors, nous pouvons parler de désillusions ; une désillusion qui traduit l’inadéquation entre l’espoir, les convictions et les moyens qui sont à la portée de l’homme et la manière de les mettre en œuvre.

                DESILLUSION

De ces crises, celles de la foi comme celles de la raison positiviste, la science à la recherche de réponses, l’homme n’en sort – il pas rempli de désillusions ? La réponse aujourd’hui est certainement oui pour la foi, ce qui se traduit par la désaffection des foules pour les voies traditionnelles de religiosité et la recherche, parfois effrénée, de nouvelles spiritualités.

Elle est oui également pour les fruits de la seule raison qui entraîne une défiance, voire un refus, des promesses des sciences considérées sans discernement. Pourtant, curieusement, la demande de spiritualité n’a jamais été aussi forte ni les espoirs mis dans la science pour trouver des solutions aux maux de l’homme aussi élevés. Le problème n’est pas me semble – t – il une opposition, mais plutôt l’inconfort dans lequel notre esprit se trouve quand il s’agit de faire cohabiter l’œuvre de foi et l’œuvre de raison en nous sans que chacune – de la foi et de la raison – ne dispose de son « espace », de son aire d’entendement clairement défini et clairement délimité. La désillusion résulte alors d’une erreur de vision dans la mesure où nous demandons à la raison de régler des problèmes qui ne sont pas génériquement de son ressort ; dans la mesure également où nous sortons la révélation divine de son rôle, celui de sa dimension transcendantale pour vouloir la pénétrer absolument par la raison sous prétexte que nous avons accédé au temps profond (géologique) et sous prétexte que nous avons désormais la conscience d’une évolution des espèces y compris de l’homme (Darwin).

Désillusion ! Pour autant, nous n’avons cessé de célébrer aussi bien la foi que la raison. N’est-ce pas parce que nous avons mal entendu le discours de la révélation ? A force de vouloir l’écouter comme un cri du monde, n’avons-nous pas obscurci le message ? En reprenant les écrits de sagesse, les dits de la révélation, l’homme de foi peut y trouver que :

* La vérité de l’homme est fondamentalement déclinée en de multiples facettes qui sont intimement liées.

* Foi et Raison ne peuvent s’exclure.

* Foi et Raison ne peuvent se hiérarchiser.

* La Raison apparaît comme un chemin de montagne escarpé que nous devons gravir inévitablement, et dont le garde-fou indispensable est la Foi. Pour l’homme, l’un ne peut aller sans l’autre.

UNITE 

Tel est, me semble – t – il le maître mot ! Unité entre la foi et la raison en cela que c’est de l’homme total qu’il s’agit ; c’est – à – dire l’homme avec ce dont il est capable en acte, en pensée et en objet de pensée. Le parcours conceptuel pour se convaincre de cette totalité est long; ce qui suppose qu’on dissocie la foi d’avec les croyances, qu’elles soient profanes ou relèvent de la religiosité. On peut trouver les prémisses de cette nécessaire unité dès les dits de la révélation. Ainsi, comme le rappelle l’encyclique, « il existe une profonde et indissoluble unité entre la connaissance de la raison et celle de la foi. »

Et de préciser encore :

« La raison et la foi ne peuvent donc être séparées sans que l’homme perde la possibilité de se connaître lui- même, de connaître le monde et Dieu de façon adéquate. »

Je veux dire que foi et raison doivent se joindre pour un parcours unitaire au cours duquel chacune doit garder ses marques spécifiques. Je veux dire que foi et raison doivent construire solidairement une communauté dans laquelle l’homme peut se déployer. Enfin, si la soif de connaissance comme je l’ai dit se satisfait selon deux voies, leur résultante aboutit, et ne peut aboutir qu’à l’homme, en cela que c’est l’homme qui est le point cardinal, l’homme dans toute sa plénitude, l’homme débarrassé de toute ignorance ou orgueil, l’homme en harmonie avec son univers dans toutes ses composantes et avec son créateur. Autrement dit, c’est le « connais-toi, toi-même » des philosophes depuis l’antiquité, dès lors qu’on n’oublie pas que ce « toi-même » n’est pas isolé.

L’homme étant donc le point de convergence de ces voies, foi et raison ne peuvent être dissociées. Elles sont résolument indissociables, mais cette unité d’action doit respecter absolument le domaine d’entendement de l’une et de l’autre ; le non respect de cette condition entraîne, je l’ai dit, la désillusion que nous pouvons considérer alors comme la rupture de l’unité nécessaire ; rupture qui rend alors impossible un complet « connais-toi, toi-même ».

L’unité, c’est – à –dire la création solidairement de la communauté entre la foi et la raison suppose ainsi que la foi s’insère dans le domaine de la raison ; ce que les dits de la révélation n’ont jamais cessé d’affirmer ; c’est le cas par exemple  des livres bibliques tels que : Sagesse, les Psaumes, le livre des proverbes, le Siracide…

Cette unité suppose également que la raison doit à son tour s’insérer dans le domaine de la foi. De plus en plus de scientifiques affirment cette double insertion ; ainsi par exemple, Karl Popper, Ilya Prigogine et bien d’autres encore… ne conçoivent plus leur domaine comme exempt de spiritualité. Nous avons par exemple l’aveu de la seconde nécessité dans la citation que je donnais plus haut d’Erwin Schrödinger.

Certes, bien de spéculations scientifiques vont, en apparence, bien au-delà du problème qui nous préoccupe, en particulier, le problème de l’observateur, comme celui du déterminisme universel ; ce n’est selon moi rien d’autre que l’émergence et la prise en compte d’une autre dimension à la quête des hommes. Mon choix des hommes de sciences mentionnés ci- dessus est volontairement limité au domaine que nous considérons comme celui des sciences exactes, domaine dans lequel pouvoir faire des mesures est la règle ; ne dit-on pas que « il n’y a de science que de mesure » il n’y a pas si longtemps encore ! Aujourd’hui, nous savons que mesurer n’est plus la panacée ! Ainsi, comme le dit Prigogine … »raison » n’est plus associée à « certitude », ni « probabilité » à « l’ignorance ». C’est dans ce cadre que la créativité de la nature et donc en particulier celle de l’homme trouve la place qui lui revient. « 

L’unité suppose aussi que la foi s’insère dans le champ de la raison ai-je dit ; il suffit de se tourner vers les écrits bibliques pour s’en convaincre. Ainsi, comme nous le rappelle l’encyclique du pape Jean Paul Il (chap. Il, 17) :

« Il ne peut donc exister aucune compétitivité entre la raison et la foi : l’une s’intègre à l’autre, et chacune a son propre champ d’action. C’est encore le livre des Proverbes qui oriente dans cette direction quand il s’exclame :« C’est la gloire de Dieu de celer une chose, c’est la gloire des rois de la scruter » (25, 2). Dans leurs mondes respectifs, Dieu et l’homme sont placés dans une relation unique. En Dieu réside l’origine de toutes choses, en Lui se trouve la plénitude du mystère, et cela constitue sa gloire ; à l’homme revient le devoir de rechercher la vérité par sa raison, et en cela consiste sa noblesse. Un autre élément est ajouté à cette mosaïque par le Psalmiste quand il prie en disant : «Pour moi, que tes pensées sont difficiles, ô Dieu, que la somme en est imposante ! Je les compte, il en est plus que sable ; ai-je fini, je suis encore avec toi» (139 [138J, 17-18). Le désir de connaître est si grand et comporte un tel dynamisme que le cœur de l’homme, même dans l’expérience de ses limites infranchissables, soupire vers l’infinie richesse qui est au-delà, parce qu’il al’intuition qu’en elle se trouve la réponse satisfaisante à toutes les questions non encore résolues. « 

Et encore ceci du même texte (20) :

« … la raison est valorisée, mais non surestimée. Tout ce qu’elle atteint, en effet, peut être vrai, mais elle n’acquiert une pleine signification que si son contenu est placé dans une perspective plus vaste, celle de la foi : «Le Seigneur dirige les pas de l’homme : comment l’homme comprendrait-il son chemin ?» (Pr 20, 24). Pour l’Ancien Testament la foi libère donc la raison en ce qu’elle lui permet d’atteindre d’une manière cohérente son objet de connaissance et de le situer dans l’ordre suprême où tout prend son sens. En un mot, l’homme atteint la vérité par la raison, parce que, éclairé par la foi, il découvre le sens profond de toute chose, en particulier de sa propre existence. L’auteur sacré met donc très justement le commencement de la vraie connaissance dans la crainte de Dieu: « La crainte du Seigneur est le principe du savoir» (Pr 1, 7; cf. Si 1, 14). »

Nous pouvons évoquer le livre de Job également, même si dans ce cas, la question qui est examinée – le problème du mal dans le monde – n’entre qu’indirectement dans la problématique foi et raison. Nous pouvons nous y référer parce que quand Le Tout Puissant daigna enfin répondre aux lamentations de Job, c’est la nature, son œuvre, qu’II lui donna en exemple ; c’est par les prodiges de la nature qu’II lui signifia que la foi appelle une réponse d’obéissance et seulement celle – là ; or ce sont ces prodiges que la raison considère comme son domaine. En d’autres termes, « la grandeur et la beauté des créatures font par analogie contempler leur auteur’ (Sg 13, 5 ; cité par l’encyclique).

Est- ce à dire que la nature et ses œuvres sont aussi révélation ?

La réponse est oui, mais elle est également non selon moi.

La réponse est oui, car, c’est en quelque sorte « l’agent » dont nous disposons pour y fixer nos interrogations. La nature est le premier niveau d’interrogation qui est accessible à tout homme ; c’est le premier niveau sur lequel la raison prend pied. La réponse est oui, car, c’est la contemplation du réel qui ouvre la voie au questionnement ; et sans questionnement, on ne peut parler de foi.

La réponse est non aussi, parce qu’il faut éviter de faire de la nature un absolu ; il faut éviter  d’en faire un objet d’adoration, car dans ce cas, l’homme sombrerait dans l’idolâtrie. N’est-ce -pas là l’erreur d’optique des sciences du XVllème, XVlllème et XIXème siècle ? Cette science qui pensait, et sans doute pense encore pour certains scientifiques, pouvoir ouvrir toutes les portes auxquelles l’esprit de l’homme frappe. La réponse est non aussi parce qu’il nous faut placer le réel observable dans le champ du temps profond, le temps cosmologique ; c’est dans ce temps en effet que se déploie la toute puissance divine. C’est l’honneur de la raison de rendre l’homme capable de pénétrer aussi bien ce temps que de concevoir son déploiement. C’est l’honneur de la raison de rendre l’homme capable d’accéder aux œuvres du créateur et pour finir de connaître Dieu. « Acquiers la sagesse, acquiers l’intelligence » (Pr 4,5) nous enseigne t – on ! Ce qui veut dire que la foi et la raison se rencontrent dans l’homme, car c’est Dieu qui a fait l’une et l’autre pour le croyant ; l’harmonie dans l’homme est au prix de cette rencontre. « La crainte du Seigneur est le principe du savoir » (Pr 1,7) car, « La Sagesse sait et comprend tout » (Sg 9, 11). Ce qui signifie que la réflexion doit aussi porter sur la révélation. Ce qui signifie également que l’une ne doit pas être surévaluée par rapport à l’autre, car alors, nous poserions le problème en termes de compétition. Nous le poserions en termes de concurrence, et pour finir en termes d’exclusivité. Le risque dans ces conditions serait l’émergence d’une réaction de suspicion ; une suspicion qui déboucherait inévitablement sur l’intolérance, mère de tous les intégrismes. N’est – ce pas là la leçon des cinq ou six derniers millénaires de l’humanité ?

N’est- ce pas là l’erreur, sinon l’errance de ceux qui croient et tentent d’imposer aujourd’hui encore l’idée que la raison à travers la science oblige à une révision totale du principe des dogmes et des dits de la foi, et donc de la révélation ?

N’est-ce pas là aussi que se situe l’erreur, sinon l’errance de ceux qui pensent aujourd’hui encore que les dits de la révélation sont à prendre au premier degré, déniant de fait toute intelligibilité à la raison et donc à ses fruits ? Le créationnisme aujourd’hui n’est-il pas l’une des manifestations de cet état d’esprit ?

Pas plus que la raison ne peut exclure le divin ni la révélation, la foi ne peut se substituer à l’œuvre de raison. Les deux voies sont nécessaires comme le rappelle le pape Jean Paul II dans l’ouverture à l’encyclique que j’ai citée au début de cette réflexion.

Unité nécessaire donc entre foi et raison pour construire l’harmonie dans l’homme.

CONCLUSION

Unité, c’est – à – dire convergence de la foi et de la raison  dans l’homme ; une convergence qui ouvre la voie du salut. Unité : oui ! Unicité : non !

En effet l’unité ne doit pas aboutir à l’unicité ! Je veux dire qu’on ne doit pas considérer la foi et la raison comme deux facettes, deux manifestations d’un concept unique ; cela reviendrait en effet à considérer que la foi seule par exemple répond ou peut répondre à toutes les questions que se pose l’homme y compris son regard ouvert sur le monde physique ; ce serait nier que l’homme est créé à l’image de son créateur ; cela équivaudrait à lui dénier de fait toute liberté, et plus particulièrement celle du questionnement.

L’unité ne doit pas aboutir à l’unicité, car, cela reviendrait à dire aussi que la raison, à travers les œuvres de la science par exemple, suffit à l’homme pour réussir « connais-toi, toi-même ». Le résultat dans ce cas reviendrait à voir l’homme comme un simple « objet » ; cela reviendrait à considérer l’homme comme un produit fortuit des lois de la nature ; ce ne serait qu’un fruit gratuit d’un hasard sans âme. Ce serait là une redoutable matérialité dont les conséquences furent effroyables dans le passé pour la société des hommes et qui risquent de l’être encore.

Refuser l’unicité c’est aussi considérer que le vrai ne peut s’entendre comme un paradigme absolu, car la vérité doit aussi prendre l’homme dans sa marche et encadrer cette progression. C’est dire :

– Qu’une éventuelle vérité de la raison ou de la foi doit aussi être utile pour cette marche avant d’être vérité ou non.

– Qu’une éventuelle erreur de la raison ou de la foi peut être utile et nécessaire à un moment donné de cette marche davantage que ne l’aurait été la vérité correspondante à ce même moment.

Il nous faut comprendre que c’est dans la persévérance et dans la confiance que l’homme de foi place sa marche vers la vérité, c’est -à – dire vers le salut. Ceci, parce que par la Révélation aussi bien que par l’histoire, nous possédons une identification précise de la raison et de la foi comme savoir profane et comme vérité de foi.

Publié initialement en 2009.

SAINT PAUL: LES RAISONS D’UNE PERSECUTION

Introduction.

Tous les récits de la conversion de Saint Paul sur le chemin de Damas mettent en exergue deux questions. La première est celle que pose Jésus, accusateur, par exemple en Ac 9, 4 :

Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ?

La seconde est celle de Paul qui peut paraitre comme prémices de la réponse à la première question. Paul répond en effet par une autre question :

Qui es-tu Seigneur ?

La suite des récits semble traduire un accord implicite des deux protagonistes – avec la mise en garde du Christ en Ac 26,14, « C’est en vain que tu résistes, comme l’animal qui rue contre le bâton de son maître » -pour entrer directement dans le vif du sujet : l’ordre de Jésus, et ce que Paul considère comme son « saisissement« . Tout se passe comme si les possibles réponses à la question de Jésus sont entendues et ne nécessitent pas d’être déployées ni par Jésus, creusant l’interrogation, ni par Paul dans un effort de justification par exemple.

Pouvons-nous tenter de dégager ce qui pourrait être les raisons qu’avait Saint Paul de persécuter violemment les adeptes de Jésus ?

La réponse est oui ; il faut en chercher les éléments à travers l’action et l’enseignement de Paul depuis son saisissement par le Christ. Il faut en chercher les raisons dans les convictions de Paul en tant que juif pratiquant et déterminé. Pour se faire, commençons par examiner les récits du comportement de Saul avant le chemin de Damas.

 

Les assertions.

Elles ont deux origines dans le Nouveau Testament, les Actes des Apôtres et les Epitres de Saint Paul ; chacune ayant une vision propre.

Dans les Actes des Apôtres, la vision de Saint Luc est de proposer un déploiement à visée historique et ecclésiale des premiers temps du christianisme ; et selon lui, Saint Paul est un acteur majeur de ces temps de commencement du christianisme. Dans les Epitres, la visée est théologique et également ecclésiale, car la fougue de St Paul en « promoteur » du Christ sauveur n’a pas pour objet une relation d’évènement, mais une profession et une proclamation de ses nouvelles convictions.

En considérant ces deux types d’assertions, nous pouvons dégager les éléments qui nous permettrons d’analyser les possibles réponses à la question de Jésus à Saint Paul, « …pourquoi me persécutes-tu ? »

Dans les Actes des Apôtres.

Dans les Actes, nous avons plusieurs assertions de la violence de Paul envers les adeptes de Jésus, d’une part comme relation de l’auteur des Actes. Ainsi, si en Ac 8,1, il n’est présenté que comme témoin de la lapidation d’Etienne, le verset précise qu’il approuvait le meurtre, et donc avait déjà la persécution en lui comme l’indiquent les versets 3 « Saul, de son côté, ravageait l’Église; pénétrant dans les maisons, il en arrachait hommes et femmes, et les faisait jeter en prison. » En Ac 9,1, nous avons une nouvelle étape, selon les Actes, dans la persécution en demandant au Grand Prêtre des lettres de mission, car son « cœur n’exhalait que menaces et mort contre les disciples du Seigneur. » La volonté de détruire, d’extirper « les adeptes de la voie » est telle que le juif zélé qu’il était encore s’engageait – déjà – sur les routes, en particulier, celles qui mènent aux synagogues de Damas. Saint Luc nous présente d’autre part la persécution des adeptes de Jésus par Paul à qui il laisse la parole. En effet, en Actes 22, 4, puis en Ac 22,19-20, c’est Paul qui s’exprime, il reconnait avoir « persécuté jusqu’à la mort » ceux qui deviendront ses compagnons après sa conversion. Autant dire que Paul reconnait l’extrême détermination –jusqu’à la mort- qui fut la sienne. C’est encore lui qui parle en Ac 26, 9-11, pour dire ce qui peut apparaître comme un résumé de sa vie de persécuteur, pour reconnaitre d’avoir approuvé les condamnations à mort de ceux qu’il jetait en prison ; en d’autres termes, Paul se reconnait comme meneur de la persécution, même si ce sont les autorités religieuses qui délivraient les ordres de mission. Ainsi, les Actes de Apôtres balisent le parcours de Saul de Tarse en soulignant ou en faisant souligner l’ardeur, la fureur ou encore le zèle qui animait l’homme.

Dans les Epitres.

Dans ses écrits, les Epitres, Saint Paul revient à maintes reprises sur sa vie passée de persécuteur. En 1Co 15, 9 pour se situer ; il écrit : « Car je suis le plus petit des apôtres, moi qui ne suis pas digne d’être appelé apôtre parce que j’ai persécuté l’Église de Dieu. Mais ce que je suis, je le dois à la grâce de Dieu et sa grâce à mon égard n’a pas été vaine » (1Cor 15,9). C’est en ces termes que Saint Paul s’adresse aux corinthiens, reconnaissant par-là un point crucial de sa vie, celle du juif zélé qu’il fut d’abord. Il s’agit sans doute aussi de célébrer l’honneur insigne que lui fait le Seigneur en le gratifiant d’une apparition. Il poursuit en 1Cor 15,10, « par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis et la grâce n’a pas été inefficace…« En d’autres termes, il resitue sa vie de persécuteur dans la volonté divine ! On peut dire qu’il intègre cette partie de son existence dans sa vision théologique. N’est-ce pas l’une des lectures possibles pour 1Cor 7,20-23 ? Saint Paul écrit en effet : « 7.20 Que chacun demeure dans l’état où il était lorsqu’il a été appelé. 7.21 As-tu été appelé étant esclave, ne t’en inquiète pas; mais si tu peux devenir libre, profites-en plutôt. 7.22 Car l’esclave qui a été appelé dans le Seigneur est un affranchi du Seigneur; de même, l’homme libre qui a été appelé est un esclave de Christ. 7.23 Vous avez été rachetés à un grand prix; ne devenez pas esclaves des hommes.  » Saint Paul est donc un « affranchi du Seigneur« .

Comme dans les Actes des Apôtres, nous avons à plusieurs reprises sous la plume de Saint Paul le récit de son comportement avant sa conversion, 4 en tout.

En Ga 1,13-14, c’est à une véritable « carte de visite » à laquelle nous avons droit, même si celle-ci était devenue obsolète du fait du « saisissement » de Saul par le Seigneur : « Vous avez entendu parler de mon comportement naguère dans le judaïsme, avec quelle frénésie, je persécutais l’Église de Dieu, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères. » Et en Ga 1,23, Paul rappelle la réputation qui était la sienne dans les milieux de ceux qui suivaient Jésus. « Celui qui nous persécutait autrefois prêche maintenant la foi qu’il s’efforçait de détruire. »

C’est sans doute dans l’Epitre aux philippiens que Saint Paul détaille et argumente la carte de visite du persécuteur qu’il était. Il précise en effet -Ph 3,5-6- : « Circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, hébreu, fils d’hébreu, pour la loi pharisien, pour le zèle persécuteur de l’Eglise, pour la justice qu’on trouve dans la loi, devenu irréprochable ».

 

Pourquoi ?

Ainsi, il nous livre in extenso trois directions d’expression de sa pensée en Ph 3, 4-6, trois directions qui faisaient sa fierté avant sa rencontre avec Jésus. Trois directions qu’il ne regrette pas semble-t-il après sa conversion. Les assises de cette pensée sont :

Hébreu, fils d’hébreu : donc circoncis le huitième jour.

Pratique de la Loi : pharisien convaincu.

Justice de la Loi : irréprochable dans son action.

Zèle de la Loi : fanatique et persécuteur.

 

C’est donc l’affirmation, de sa judaïté, et cela, à travers :

La Loi qui doit être respectée avec zèle.

Le zèle pour pratiquer la justice.

La justice pour obéir à la volonté divine connue à travers les pères et les prophètes.

 

Hébreu, fils d’hébreu.

C’est la communauté, elle qui est le corps de l’alliance ; alliance de Dieu avec un peuple qui doit demeurer séparé pour respecter l’exigence de sainteté. Or l’enseignement de Jésus et la proclamation des Apôtres après Pâques et la Pentecôte rend obsolète cette exigence de séparation et cette forme de sainteté. Ainsi, en Matthieu 15, les exigences de pureté alimentaire sont balayées. Ainsi en  Mtt 15,2, les juifs demandent à Jésus : « Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens ? Car ils ne se lavent pas les mains, quand ils prennent leurs repas. » Jésus répond et prolonge l’enseignement :  » 15,11 Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme; mais ce qui sort de la bouche, c’est ce qui souille l’homme… 15,17 Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche va dans le ventre, puis est jeté dans les lieux secrets ? 15,18 Mais ce qui sort de la bouche vient du cœur, et c’est ce qui souille l’homme. 15,19 Car c’est du cœur que viennent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les impudicités, les vols, les faux témoignages, les calomnies. 15,20. Voilà les choses qui souillent l’homme; mais manger sans s’être lavé les mains, cela ne souille point l’homme. »

Dès lors, le juif Saul peut se sentir attaqué dans les fondamentaux de sa foi. Saul peut pressentir un danger imminent dès lors que la communauté risque de ne plus être séparée, et donc, de ne plus pouvoir respecter l’exigence de pureté, prélude à sa sainteté ; il peut le sentir comme une conséquence à l’enseignement de Jésus.

Pharisien.

En tant que pharisien, Saul peut légitimement croire la Torah en danger, si on attaque la haie qui est bâtie autour d’elle pour la préserver afin qu’elle joue son rôle sanctifiant pour la communauté, elle-même séparée pour demeurer sainte. Se dire hébreu, fils d’hébreu, c’est se situer entièrement dans la référence aux pères, et là, Saul semble affirmer qu’il y était et qu’il y est encore après sa conversion. Tout doit tourner autour de la Torah ; et le premier niveau d’observance de la Torah est précisément constitué par les observances rituelles. Ces exigences ne sont cependant pas les seuls éléments auxquels Saul s’opposait si violemment aux adeptes de Jésus. Il y avait certainement un autre point que ne pouvait accepter le pharisien qu’il était. C’est un point d’ordre théologique qui concerne le Temple de Jérusalem.

Le Temple.

La centralité du Temple fait aussi la centralité de Jérusalem pour le peuple juif, qu’il réside en terre sainte ou bien qu’il soit installé dans la diaspora, et cela, pour l’ensemble des sensibilités doctrinales juives à l’exceptions des esséniens. Cette centralité résulte de la réforme d’Ézéchias, mais surtout du fait que le Temple symbolise le lieu où le peuple entre en interaction avec Dieu. Par ailleurs, nous ne devons pas oublier que le temple est considéré comme la table de sacrifice du judaïsme, et comme telle, elle fait partie intégrante de l’offrande à Yahvé ; une table sans laquelle aucun sacrifice n’est valide. Or, dire que le temple est « fait de main d’homme, » c’est laisser entendre qu’il est le symbole d’une idolâtrie,  qu’il est une idolâtrie.

L’idolâtrie est la pire chose pour le judaïsme ; c’est ce qu’il y a de pire pour la loi de Moïse, c’est-à-dire pour la loi de Dieu. Que l’on se rappelle Moïse justement confronté à l’idolâtrie du veau d’or ; ce fut à cette occasion qu’il eut ce geste de briser les premières Tables de la Loi, celles qui furent écrites de la main de Dieu. Ce fut un sacrilège inouï ! Et Moïse l’a fait, ce geste ; et Dieu accepta que ce soit fait ! On voit donc que qualifier, même indirectement le Temple d’idolâtre, car fait de main d’homme est gravissime pour un juif ; et ça l’est plus encore pour le pharisien de surcroit qu’était Saul. De fait, Marc parle avec raison de faux témoignages à ce propos : « Mc 14, 58 Nous l’avons entendu dire: Je détruirai ce temple fait de main d’homme, et en trois jours j’en bâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d’homme. » En effet, il y a une contradiction fragrante entre le fait de chasser les marchands du temple et de s’effaroucher devant le spectacle qui transforme le Temple de Jérusalem, « …la maison de mon Père » en un lieu de mercantilisme débridé et le fait de considérer que le propos de Jésus concernait le temple, lieu de culte. L’Evangile de Jean -(Jn 2, 14-21)- propose un développement complet de l’évènement : « 2 14 Il trouva dans le temple les vendeurs de bœufs, de brebis et de pigeons, et les changeurs assis. 2 15 Ayant fait un fouet avec des cordes, il les chassa tous du temple, ainsi que les brebis et les bœufs; il dispersa la monnaie des changeurs, et renversa les tables ; 2,16 et il dit aux vendeurs de pigeons : Otez cela d’ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic. 2,17    Ses disciples se souvinrent qu’il est écrit : Le zèle de ta maison me dévore. 2,18 Les Juifs, prenant la parole, lui dirent : Quel miracle nous montres-tu, pour agir de la sorte? 2,19 Jésus leur répondit : Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. 2,20 Les Juifs dirent : Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce temple, et toi, en trois jours tu le relèveras ! 2,21Mais il parlait du temple de son corps. » La méprise était totale ; ou alors, c’est la mauvaise foi qui prévalut dans les témoignages selon Marc qui est fragrante. Or, Saul était présent au moment de la lapidation d’Etienne ; on nous dit qu’il approuvait ce meurtre en Ac 8,1 ; et l’une des raisons de cette lapidation est le fait de dire du temple que c’est une maison faite de main d’homme, (Ac 7, 48) radicalisant, sinon comprenant de travers les propos de Jésus.

Saul persécuteur des chrétiens qu’il croyait considérer le temple comme une idolâtrie ; et Paul pour qui, après sa conversion, le corps sera proclamé comme « le temple de l’Esprit » : « 1Cor 6, 19 Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez point à vous-mêmes ? 1 Co 3, 16 Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ?2 Co 6, 16 Quel rapport y a-t-il entre le temple de Dieu et les idoles? Car nous sommes le temple du Dieu vivant, comme Dieu l’a dit : J’habiterai et je marcherai au milieu d’eux ; je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. »

Mais, avant d’en arriver là, Saul le juif pharisien, ne pouvait accepter que le temple soit assimilé de fait à une idolâtrie.

La Loi.

La Loi pour le judaïsme est le lieu de la justice, la justice de Dieu. Saint Paul se considère sans reproche de ce point de vue avant et après sa conversion. Est-ce la raison pour laquelle il n’eut pas de réponse explicite à la question de Jésus « … pourquoi me persécutes-tu ? « ? Ou bien alors, l’argumentaire de Ga 1, 14 « … je progressais dans le judaïsme, dépassant ceux de mon âge et de ma race pour mon zèle débordant pour les traditions de mes pères. » doit faire office de prélude à toute réponse ? La loi donc ! Mais on se demande alors quel regard les chrétiens des origines portaient sur la loi pour que ce soit là, une des raisons de persécution ; une des raisons de la fureur de Saul contre eux. En effet, Jésus n’apparaissait pas comme mettant fondamentalement la loi en cause. Il dit être venu pour l’accomplir (Mt 5, 17-20) ; même si les préceptes de la Torah sont relativisés par endroits dans son enseignement, par exemple la guérison du paralytique à la piscine de Bethesda, (Jn 5) un jour de shabbat ; relativisés pour annoncer un Dieu d’amour. C’est ailleurs, dès lors, qu’il nous faut chercher d’éventuelles raisons, au niveau de la loi, pour justifier l’extrême violence de la persécution de Saul. Si Jésus n’attaque pas la loi dans son enseignement, mais au contraire veut la réaliser, c’est sans doute dans le redéploiement qu’il en propose que doit se situer l’origine de la fureur du juif Saul, pharisien de surcroit.

Ce redéploiement, nous le trouvons en maints endroits de l’enseignement, mais c’est surtout dans le sermon sur la montagne, Matthieu 5,6 et 7 qu’il atteint sa plénitude : les béatitudes ; ou encore dans le sermon dans la plaine où Luc en propose une autre relation : Lc 6, 20-49. Ce n’est pas tant dans le contenu du sermon, ce qui est convenu d’appeler les Béatitudes, que dans la forme, dans l’expression de Jésus quand il délivre cet enseignement, par ailleurs capital, que le juif, pharisien zélé, peut trouver matière à se rebiffer, voire à laisser éclater sa fureur. La solennité de l’enseignement tient autant à son contenu qu’à l’assurance avec laquelle il fut délivré : « On vous a dit …. Moi, je vous dis… » Tout le problème est sans doute là ; il est dans ce Moi majestueux et péremptoire. En effet, le « On vous a dit » porte sur la loi de Moïse, la loi du Sinaï, c’est-à-dire sur la loi de Yhwh, la loi de Dieu. Moïse n’était que l’intercepteur ; il œuvrait à la demande expresse de Dieu ; dès lors, sa proclamation est une proclamation divine telle qu’elle ressort aussi bien de l’Exode, du Lévitique que du Deutéronome. Le contenu de l’enseignement de Jésus ne peut être en cause, car, on peut y voir un redéploiement des Dix Commandements à la lumière du Dieu d’amour qu’il proclame par ailleurs. Par contre, l’expression de cette proclamation, l’expression de cet enseignement sous la forme « Moi, je vous dis… » est inouïe ; inouïe en cela que d’emblée, Jésus peut apparaître comme étant au-delà de Moïse ; c’est en quelque sorte l’affirmation du Fils christologique avant l’heure, avant son élaboration théologique. Nous avions trouvé inouï, parce que sacrilège, le geste de Moïse brisant les premières Tables de la Loi ; ici, c’est l’expression de Jésus, son assurance et son autorité que le juif pieux peut trouver sacrilèges. On peut donc concevoir  que ceux qui se réclament de Jésus puissent faire l’objet de persécution, car, c’est l’édifice même de la Révélation sinaïtique et l’Alliance qui en résulte qui sont mises en cause, et qui risquent de s’effondrer aux yeux de tenants rigoureux du judaïsme. C’est proprement inouï comme perspective ! De fait, cela ne peut échapper à l’intelligence vive et constamment en alerte de Saul pour tout ce qui concerne son peuple, sa foi et son Dieu. Dès lors, éradiquer ceux qui se réclament de cette voie, une voie qui veut reformuler de fond en comble la Torah, peut être pour Saul, l’expression de son zèle pour la loi ; la persécution devient pour lui un devoir sacré.

Le tombeau vide.

Dans le judaïsme, les pharisiens croyaient à la résurrection des morts, contrairement aux sadducéens par exemple ; si on peut imaginer selon la grande majorité des auteurs que Saul, sans nécessairement connaitre Jésus kata sarka de son vivant,  devait en avoir entendu parler à cause des démêlés et des débats qu’il eut avec les pharisiens avant sa mort ; s’il en était ainsi, Saul ne pouvait ignorer l’esprit messianique de l’enseignement et de la démarche publique de Jésus, même s’il ne s’était jamais proclamé messie. On peut, dans cette éventualité, comprendre que Saul ce soit rassuré à la mort-crucifixion de Jésus, dès lors qu’un messie mort, et de surcroit par crucifixion, est inimaginable pour un juif. Cette mort apparait comme la preuve que le crucifié n’était pas le messie. Voilà qu’à partir de la pentecôte, les Apôtres annoncent la résurrection de Jésus en proclamant d’une part que son tombeau est vide, et surtout, d’autre part, qu’ils ont vu le ressuscité. Les témoignages multiples des apparitions de Jésus renversent complètement l’idée selon laquelle un messie ne pouvait mourir, qu’un messie ne pouvait être crucifié. Pour un pharisien comme Saul, bien qu’il croie à la résurrection des morts, ces témoignages ne pouvaient être que de la supercherie, car, la Li et les Prophètes parlent de la venue du Messie, mais en aucun cas de résurrection ; d’où toute supercherie en ce sens justifie une fois encore l’extermination de ses auteurs et de ceux qui y accordent foi. C’est là qu’apparait l’importance du chemin de Damas et l’insistance avec laquelle Paul affirmera qu’il a vu Jésus. La problématique est la même que dans le cas de Saint Thomas ; pour l’un, Saint Thomas, c’est la vue des plaies qui consolide sa foi ; pour l’autre, Saint Paul, c’est l’apparition de Jésus qui l’instruit qu’il faisait fausse route par ses persécutions et qui lui assigne sa mission ; c’est cette apparition –une expérience mystique- qui change toute sa perspective du judaïsme sans pour autant le conduire à tourner complètement le dos à l’enseignement de ses pères, mais plutôt à le comprendre à la lumière de l’enseignement de Jésus venu pour accomplir la loi ; un Jésus et un enseignement sur lesquels il ouvrit la vue à Damas. La fureur du persécuteur se transforme alors en fureur du porteur de l’évangile ! Nous sommes toujours dans l’optique du zèle.

 

Théologie du zèle.

La persécution des premiers chrétiens par Saint Paul relève également du concept de zèle très présent dans le judaïsme. En fait, tous les éléments que nous venons de passer en revue pour tenter de cerner les raisons de la virulence de Saint Paul, encore Saul, contre les adeptes de Jésus ont pour cadre ce zèle. Tout cela relève du zèle pour la loi.

Le zèle dans le judaïsme est un diptyque en cela qu’il présente deux facettes qui doivent constamment se répondre. L’une de cette facette est le zèle de Dieu pour son peuple ; on peut dire qu’ayant élu ce peuple, Il a des devoirs envers lui ; le zèle de Dieu donc. La seconde facette est le zèle du peuple hébreu pour son Dieu en réponse à l’alliance. Dans un cas comme dans l’autre, pour l’une des facettes comme pour l’autre, il s’agit d’une relation d’exclusivité ; une relation sans partage dans laquelle aucun élément extérieur ne doit s’insérer. Et Moïse prévient : Dt 4, 1 « …gardant avec fidélité les commandements de Yhwh votre Dieu que moi-même je vous prescris ; vous n’ajouterez rien ni ne retrancherez rien à cette parole. » Saul se conformait donc à la consigne, Dt 4, 23 « Gardez-vous donc bien de peur d’oublier l’alliance scellée avec vous par Yhwh votre Dieu… » car, en Dt 4, 24, le prophète ajoute « …cat Yhwh ton Dieu est Lui, un feu dévorant et un dieu jaloux. » Nous trouvons là, les fondements de l’action des zélotes ; Saul en était-il ? Peut-être, mais peu importe ; sa persécution est d’abord sa manière de répondre au zèle de Dieu ; c’est sa manière de préserver l’alliance comme n’importe quel juif ; garder l’alliance. L’histoire des hébreux regorge d’actes de violences extrêmes dont la justification est le zèle pour Dieu : Phinéas, Nb 25, 6-13 ; Symeon et Levi son frère, comme le rappelle Judith, la fille de Syméon en Jdt 9, 2-4 ; ou encore les frères Maccabées ; la colère de Mattathias, 1Mc 2, 19-22, est très explicite à ce sujet. La théologie du zèle s’articule autour d’une violence dirigée contre le juif d’abord, car, il s’agit de maintenir la cohésion et l’intégrité du groupe face à Dieu, et donc d’en éliminer tout élément qui menace cette cohésion. Elle se fonde sur l’exigence de sainteté et de respect absolu de la loi ; d’où l’éradication de tout ce qui peut être cause de souillures. Ce sont là, des exigences pour lesquelles le juif pieux et zélé est fermement persuadé qu’il peut aller jusqu’à verser le sang sans la moindre hésitation ; on comprend que Saul ne broncha pas à la vue de la lapidation de Saint Etienne ; il approuvait !

 

Conclusion.

La persécution des adeptes de Jésus par Saul s’insère parfaitement dans le schéma du tableau qui vient d’être brossé. Que ce soit dans les Actes des Apôtres ou que ce soit dans les Epitres, l’action dévastatrice de Saul avant le chemin de Damas est soulignée sans pour autant qu’apparaisse le moindre remord. Saint Paul la reconnait, on peut la motiver ; mais, s’il considère qu’il était dans l’erreur, il ne se justifie pas pour autant ; « Je suis ce que je suis… » dira-t-il dans 1Co 15,9. Est-ce pour cela, entre autre, qu’il préconise dans 1Co 7,20 « Que chacun demeure dans l’état où il était quand il a été appelé… » ?

En d’autres termes, ce n’est pas son zèle qu’il met en cause, mais son aveuglement tant qu’il n’ouvrit pas les yeux à Damas, dès lors qu’il considère qu’il « a été mis à part depuis le sein de sa mère » pour ce qui sera sa mission après le chemin de Damas. Ainsi, précise-t-il dans sa lettre aux Galates : « Mais, lorsque Celui qui m’a mis à part depuis le sein de ma mère et m’a appelé par sa grâce, a jugé bon de révéler en moi son Fils afin que je l’annonce parmi les païens, aussitôt, loin de recourir à aucun conseil humain ou de monter à Jérusalem auprès de ceux qui étaient apôtres avant moi, je suis parti pour l’Arabie » (Ga 1,15-16)

Bibliographie.

Les citations des Epitres et des Actes proviennent de « Nouveau Testament Interlinéaire Grec/Français. »

Marchadour A. L’évènement Saint Paul ; éditions Bayard, 2009.

Baslez M-F., Saint Paul, artisan d’un monde chrétien ; éditions Fayard, 2008.

Brune F., Saint Paul, le témoignage mystique ; éditions Oxus, 2003.

Marguerat D., Paul de Tarse ; éditions Gallimard, 2000.

Badiou A., Saint Paul, le fondateur de l’universalisme ; PUF, 1997.

Cantinat J. (c.m.), Les épitres de Saint Paul expliquées ; éditions Gabalda, 1960.

LES ENJEUX DE LA BIOETHIQUE : HIERARCHIE DES PRINCIPES A TRAVERS LES TERMES CHOISIS. Une réflexion à partir de : « Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques »

1 – Introduction
La bioéthique est un défi de notre temps, car elle se situe à un carrefour où nous trouvons :
La montée de la conscience individuelle de la notion de personne et de l’altérité.
Les questionnements sur la remise en cause ou non des concepts ontologiques antérieurs
La science vue comme un outil.
La science vue comme un questionnement philosophique.
La cristallisation de nos peurs et de nos espoirs.
La corrélation entre recherche médicale et pharmaceutique, religion et justice.
………
Ce qui veut dire que la bioéthique traite des conditions du vivre de l’individu et du vivre ensemble à la lumière des acquis mais aussi des interrogations de notre temps.
On se rend compte peu à peu que toutes les valeurs qui fondent l’être humain se trouvent, ou se trouveront directement ou indirectement reconsidérées dans l’optique bioéthique. Ce qui veut dire que les principes, parfois multimillénaires sur lesquels ces valeurs s’adossaient subissent une profonde remise en question et se trouvent soumises à une nouvelle nécessité de définition, avec des présupposés qui sont nouveaux, soit par le contexte –politique, religieux, spirituel, sociétal- ; soit par une volonté de contestation, voire polémique, qui cherche à se substituer à un débat serein.
De fait, depuis une cinquantaine d’années, voire davantage, la question de base est : qu’est – ce que l’homme ? Après des millénaires pendant lesquels la réponse à une telle question semblait aller de soi et faisait l’objet d’un consensus universel, même si celui-ci n’évite pas le poids et l’emprise des arrière-pensées qui peuvent être parfois caricaturales. Répondre à la question aurait pu être simple, si l’unanimité était faite sur les propriétés à prendre en considération comme paradigmes ; à la diversité des propriétés pour une référence, s’ajoute une diversité de signifiant qui résulte d’un renversement de perspective selon que la réponse est faite à priori ou si elle est faite à posteriori, c’est – à – dire, dans ce dernier cas, en fonction de l’objectif qui est poursuivi qu’il soit clairement exprimé ou subtilement masqué. C’est là qu’entrent en scène différentes prises de positions qui traduisent des préoccupations divergentes, qu’elles soient religieuses, politiques, sociologiques, idéologiques ou sociétales… chacune de ces préoccupations est portée par un ou plusieurs groupes de personnes, plus ou moins organisés, qui dès lors, vont tenter de faire prévaloir leur point de vue par un militantisme parfois agressif, souvent faussement inoffensif.
2 – Les raisons d’un lexique
Au nombre des armes qui sont utilisées, figure en première place la manipulation des esprits à travers le langage notamment, le verbe comme arme et comme outil ! Ainsi, comme le dit Mgr Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux, à propos de la conférence internationale du Caire sur la population et le développement du 5 au13 septembre 1994, organisée par les Nations Unies :
« …on utilisait, au cours de la Conférence, un langage curieux, presque codé, dans lequel certaines expressions apparemment anodines, mais en fait ambiguës ou à double sens, revenaient régulièrement et pouvaient donner le change sur les véritables intentions des organisateurs de la Conférence ».
Il apparait dès lors que la défense des valeurs passe d’une part par la connaissance des thèmes et des intentions de ceux qui les portent quels qu’ils soient, mais également par une vigilance à propos des termes qui seront utilisés, pour notamment en déceler les glissements de sens volontaires et insidieux. Ces deux objectifs, définitions explicites des thèmes de la bioéthique et inventaire du vocabulaire explicitant les glissements possibles de sens ont conduit le Conseil pontifical pour la famille à lancer le projet du « Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques » ; Ceci pour la vision chrétienne des problèmes en débat.
Cet ouvrage de plus de 1000 pages, riche et varié, -preuve de l’étendue et de l’importance des domaines de la bioéthique- se veut un approfondissement de la réflexion sur les aspects moraux de la vie dans ses nouveaux développements. C’est aussi une mise en garde pour prévenir les manipulations de toutes sortes sans pour autant s’interdire de porter la réflexion sur les problèmes actuels dans des domaines aussi divers que la théologie, le droit, la philosophie, la science, la psychologie, la médecine, la justice… etc. c’est – à dire, les questions que l’homme et ses sociétés sont amenés à affronter quels que soient les prérequis doctrinaux.
Au rang des nouvelles questions, nous avons celles de savoir ce qu’est une personne ; ce qu’est un être humain ; peut – on considérer que ces deux concepts sont identiques ? Nous avons également la question de savoir quand commence la vie… la réponse du christianisme est connue, mais celles, nouvelles que certains proposent, mettent en avant d’autres paradigmes, sur un fond de subjectivisme, qui abandonnent les normes qui jusque-là paraissent aller de soi. Ce sont là, des questions qui doivent pouvoir être discutées de façon ouverte.
L’ouvrage se distribue en trois grandes sections :
La première partie -« Définition de la bioéthique » de M. Lalonde – est une introduction qui propose un examen de fond sur la bioéthique en soulignant les contextes de son émergence et en précisant les différentes étapes de son développement.
La seconde partie est centrée sur la famille avec les nouveaux regards qui se portent sur elle ainsi que les contextes dans lesquels ces nouvelles visions placent la problématique.
Quelques articles de cette partie : « Famille et philosophie » de H. Ramsay ; « Famille et personnalisme » de F. Moreno valencia ; « Famille et privatisation » du cardinal Alfonso Lopez Trujillo ; « famille, nature et personne » de J.-M. Meyer …
La vie humaine est le thème central de la troisième partie ; il s’agit de porter l’attention sur les problèmes de début de vie et de fin de vie. Le problème ici vient surtout de la vision utilitariste de la vie qui cherche à s’imposer, et à imposer une éthique des intérêts. La question centrale ici est qu’est-ce que l’homme ? Ce qui veut dire que la réponse consensuelle des millénaires écoulés cesse de valoir pour tout le monde.
Quelques articles de cette partie : « Dignité de l’embryon humain » de A. Serra ; « Statut juridique de l’embryon humain » de R.-C. Barra ; « Génome et famille » de Roberto Colombo ; « Morale ou éthique » de J. L. Bruguès …
Il est bien entendu impossible dans le cadre d’un survol de faire une recension complète des 90 articles de l’ouvrage, je propose de m’arrêter brièvement sur trois articles qui sont :
« Ingénierie verbale » d’Ignacio Barreire (p. 647)
« Fécondité et continence » de Rita Joseph (p. 525)
« Contraception préimplantatoire et contraception d’urgence » de John Wilks (p.167)

3 – Ingénierie verbale
Ce que nous appelons ingénierie verbale aujourd’hui a toujours fait partie du processus de communication entre les humains à quelque époque que ce soit et dans quelque contrée que ce soit. Le cadre qu’impose l’éthique et la morale, voire la justice, au processus de communication, peut expliquer en partie le rôle que cet art de communiquer joue dans le sujet qui nous intéresse, même si on peut admettre que l’usage actuel est plus systématique, mais il ne l’est pas seulement pour la bioéthique ; il est notoire que tromper en faisant porter aux mots, un signifiant qui, objectivement renverse la perception qu’on peut en avoir, est depuis longtemps pratique courante sans que ceci soit dénoncé avec vigueur, surtout quand cela ne semble pas concerner des pans vitaux de la vie de la société ; il n’est donc pas étonnant que l’artifice puisse paraître comme anodin à tous ceux qui sont appelés à débattre dès lors que la plupart sont endormis par l’habitude de voir les mots falsifiés sous prétexte de modernité ou de mode, ou encore sous le prétexte de respecter je ne sais quel état psychologique des personnes ou quel dogme. L’article va passer en revue quelques processus de manipulation pour attirer l’attention, notre attention. Ainsi, il peut s’agir de jouer sur la perception que le protagoniste doit avoir d’un terme ou bien d’une expression :
Ainsi dire « travailleurs du sexe » au lieu de « prostitué(e) » change la perception négative de l’activité et ainsi tente de l’ »anoblir ». L’approche peut être d’introduire un flou ou une indétermination dans l’expression pour en voiler le sens explicite ; par exemple : avec l’expression « amour intergénérationnel » pour dire « pédophilie » ; de même pour « pornographie » on peut trouver « matériel sexuellement explicite » ou encore « matériel adulte » ; bien sûr, c’est une falsification, c’est comme un codage dont il faut avoir la clé.
La manipulation peut aussi consister à éviter des termes et expressions qui risquent de laisser une marque importante sur la conscience ; ainsi, au lieu de « avortement », on parlera « d’interruption volontaire de grossesse », car le terme avortement est encore perçu, consciemment ou non, comme une destruction au sens de tuer, or détruire et tuer chargent la conscience d’un poids qui peut s’avérer insupportable ; dès lors, la manipulation consistera à éviter le terme le plus souvent possible. Ainsi une « clinique abortive » devient « un centre de santé reproductive ».
La manipulation peut être plus agressive, voire offensive en tentant de culpabiliser le protagoniste. Il en est ainsi du terme « homophobie », une personne qui n’aime pas l’homosexualité est dite homophobe ; or phobie, traduit une maladie ; autrement dit, un ou une homophobe est un malade ; ne pas aimer l’homosexualité est le signe d’une maladie ! Pourtant, personne ne traitera un individu qui n’aime pas les assassins, ou les intégristes, ou les terroristes… de malade ! Le fait est que l’expression homophobe est rendu culpabilisante, tout en passant dans l’expression courante sans attirer l’attention. Mais, selon moi, cet exemple montre une démarche qui vient de plus loin, et qui consiste à particulariser des situations ou des actes qui n’en sont pas ; un exemple est l’expression « lutter contre le racisme et l’antisémitisme », pourquoi mettre à part « l’antisémitisme » ? N’est – ce pas un racisme au même titre que tous les racismes, quelles qu’en soient les formes et les victimes… Que doit – on comprendre à partir de cette formulation ? Ou alors, il faudrait tous les particulariser dans l’expression ; en clair, c’est là aussi une forme de manipulation sans aucun doute. Il y a d’autres exemples qui peu à peu ont rendu la tâche facile pour ceux qui s’adonnent à la démarche que décrit l’article d’Ignacio Barreire. Peut – être faudrait – il avoir le courage de refuser les insinuations qui n’ont comme objet que de perpétuer des pratiques qui sont inadmissibles socialement ; on ne peut pas nourrir le serpent et prétendre le combattre dans le même temps !
4 – Fécondité et continence
Cet article se penche plus particulièrement sur les approches actuelles des questions de fécondité et de comportements sexuels, en particulier sur la vision polémiste que ces questions peuvent susciter. Il s’agit en effet de savoir ce qu’on peut entendre par fécondité, la nécessité ou non de son contrôle et les raisons qui fondent cette nécessité, mais également des comportements sexuels qui découlent des réponses auxquelles on aboutit. Tout ceci en opposition avec les comportements antérieurs qui considèrent comme indissociables, la sexualité et la fonction reproductrice, c’est-à-dire une approche sociétale génitrice.
En premier lieu, on peut dire que le problème du contrôle de la fécondité est envisagé comme solution à un problème potentiel : la menace pour les ressources ; c’est dire que sans contrôle des naissances, et donc de la fécondité, l’accroissement des populations peut aboutir à une catastrophe dès lors que les ressources disponibles seraient insuffisantes pour nourrir tout le monde.
En second lieu, une fécondité incontrôlée est vue comme handicapante pour la femme, ce handicap se distribue en trois niveaux pour les féministes :
Humiliant pour la femme.
Obstacle à l’émancipation de la femme.
La tient éloignée du marché du travail.
D’où menace pour les ressources de la planète là encore.

La nécessité de l’autonomie de la femme qui en résulte demande une contraception. Pour l’OMS, aucun contraceptif n’étant sans danger ; dès lors, il faut envisager, selon les féministes, toutes les méthodes modernes de contraception y compris l’avortement.
Sur le plan conceptuel, l’autonomie de la femme entraine : de dissocier les partenaires en partenaires sexuels et en partenaires géniteurs qui peuvent être différents. Ce qui signifie que l’activité sexuelle de la femme est distincte de l’activité reproductrice. La stérilité psychologique résulte de cette distinction dans l’esprit de la femme.
La solution est apportée par les méthodes modernes de contraception, à savoir l’industrie pharmaceutique et les progrès de la médecine à travers l’avortement et la contraception d’urgence.
Il est clair que dissocier l’activité sexuelle de la fonction génitrice ouvre la voie à des conceptions dans lesquelles toutes les possibilités techniques que la science est capable –ou sera capable – de mettre à notre disposition ne sont que des outils pour répondre à des préférences individuellement distinguées. On peut prévoir une évolution contrainte de la société dans cette direction si l’ »ingénierie verbale » atteint son but.
5 – Contraception préimplantatoire et contraception d’urgence
Cet article se base sur trois mots clés : conception, contraception grossesse. Il aborde une question : Quand commence la vie ? La réponse est :
Soit objective (dans le sens où c’est l’enchaînement biologique qui l’impose)
Soit idéologique (dans le sens où c’est la finalité envisagée en 4 qui détermine la réponse)

Dans le premier cas, la conception résulte de la fusion des gamètes ou cellules sexuelles de l’homme et de la femme pour donner une nouvelle cellule à 46 chromosomes, (2 x 23) c’est – à – dire une cellule diploïde. Cette cellule zygote, totipotente est le point de départ de la vie, c’est la fécondation qui est le début de la vie ; c’est le début de la période embryonnaire qui va durer 60 jours. Il s’ensuit que détruire la cellule zygote, c’est déjà de l’avortement et non de la contraception. Le zygote évolue et devient un blastocyste multicellulaire, un stade du développement embryonnaire qui conduit à la nidation après 6 jours ; c’est l’implantation.
Dans le second cas, le début de la vie se situe à l’implantation. Conséquence, tout ce qui se passe avant cette étape peut être soumis à n’importe quelle opération sans susciter de problème moral, éthique ou sociétal. Ainsi, la destruction de l’embryon – on parlera de pré-embryon – avant l’implantation n’est plus de l’avortement mais de la contraception. De même, la fécondation in vitro se justifie, et surtout, la destruction ou l’utilisation à d’autres fins des embryons qui en proviennent ne pose pas de problème. Dans cette optique, la véritable contraception, c’est empêcher la nidation ; on fera appel à la pilule du lendemain dans une contraception préimplantatoire ou contraception d’urgence ou encore contraception post-coïtale.
On voit donc qu’avant d’être un problème technique et biologique, la question du début de la vie est d’abord, une question philosophique et ontologique. Des questions en amont se posent, telles que : quel est le statut de l’ovule, du sperme ? Faut – il en assurer le contrôle ? Comment ? Et par qui ? Des questions en aval se posent également et portent sur le statut de l’enfant, la définition du couple et de la famille… toute question qui s’adresse à l’individu bien sûr, mais également au politique, au sociologue, au psychologue, au juriste, au théologien et au philosophe… autant dire à la société dans toutes ses composantes.
6 – Conclusion
J’ai voulu par ces quelques considérations faire apparaître l’importance et l’utilité de l’ouvrage : « Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques ». Je suis loin d’en avoir exploité toute la richesse.
Par les exemples que j’ai retenus, on peut voir que le champ du langage n’est pas le seul point que l’ouvrage aborde, les auteurs ont tenté de faire le tour des problèmes de bioéthique en privilégiant l’information la plus large et la plus précise possible, et cela, sur tous les thèmes de l’éthique familiale et sexuel, tout en restant, il est vrai, dans la droite ligne du magistère chrétien. Toutefois, nous pouvons le sortir de ce cadre et tenter de cerner ces problèmes en ne considérant que l’homme, l’homme tout court !
Les articles que j’ai retenus le sont de façon arbitraire, mais j’ai voulu qu’il s’établisse une liaison de signifiant de l’un au suivant, je n’ai donc pas suivi l’ordonnancement de l’ouvrage comme le laisse apparaitre la pagination des trois articles traités.

Paul ACLINOU

Bibliographie
Conseil pontifical famille, Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, édi.t P. Tequi, 2005.
G. Hottois, Qu’est-ce que la bioéthique, Paris, Vrin, 2004.
C. Ambroselli, L’éthique médicale, Paris, PUF, 1988.
J. C. Guillebaud, Le principe d’humanité, Paris, Seuil, 2001.

Sur Internet :
http://pmb.polado.net/opac_css/index.php?lvl=indexint_see&id=20&PHPSESSID=0fbfd7ee765dd0a9838ef7dc68da3959
http://docteurangelique.forumactif.com/t14897-soyez-avertis-ingenierie-verbale-pour-detruire-la-famille-toute-pensee-chretienne-et-promouvoir-le-mariage-homosexuel
http://www.dialoguedynamics.com/contenu/learning-forum/seminars/the-contraception-abortion-nexus/the-contraception-abortion-nexus-73/article/emergency-contraception?lang=fr
http://www.dialoguedynamics.com/contenu/learning-forum/seminars/the-contraception-abortion-nexus/the-contraception-abortion-nexus-73/article/flawed-argument-2-and-answer-the?lang=fr

L’Eglise et les laïcs

L’Eglise et les laïcs :

Une mise à jour et une mise en ordre par le concile Vatican II.

 

Plan :

I – Introduction.

II – Aux origines.

III – Un état de fait

IV – Le renouveau

V – Vatican II

            La mise à jour : le sacerdoce commun.

            Une définition propre.

            Droits et obligations.

VI – Relation avec la hiérarchie.

VII – Conclusion.

Bibliographie.

 

I – Introduction.

On peut considérer que les adeptes de Jésus de Nazareth suivaient et écoutaient l’enseignement  du maître en tant qu’adeptes, sans aucune catégorisation particulière, si ce n’est à un moment donné la constitution du « groupe des douze » par Jésus lui-même, groupe dont la symbolique de sa constitution est évidente en cela que nous avons une corrélation explicite aux douze tribus de l’Israël vétérotestamentaire.

A part cela, la nouvelle communauté était uniforme dans sa composition et dans son fonctionnement jusqu’à la crucifixion. Après l’évènement Pâques, et surtout après l’évènement pentecôtiste et le don de l’esprit, nous verrons apparaître l’ébauche d’une différentiation qui ne fera que croitre en donnant naissance à des groupes d’adeptes spécialisés dont  celui des laïcs. Je me propose de parcourir l’enseignement que dispense le concile Vatican 2 sur la place et le rôle de ces laïcs aujourd’hui dans l’Eglise, peuple de Dieu.

Je vais dans un premier temps survoler le parcours du laïcat au sein de l’Eglise depuis les origines. Mon propos suivra le plan qui est ci-dessus.

II – Aux origines.

Si après Pâques et la Pentecôte de l’an 33 on peut considérer les apôtres comme les premiers ministres ordonnés, et ce, directement par le Christ, toutes les activités apostoliques, voire ministérielles étaient aussi le fait d’adeptes non ordonnés qui se fondaient dans leur apostolat uniquement sur leur baptême et sur leur foi ; c’était leur seul justification, d’autant que saint Paul utilise l’analogie du corps pour exhorter à cet apostolat dans Rom, 12, 4 – 8, ou encore dans 1cor 12, 27-30. Il est clair que la distinction des membres ne venait pas alors du fait d’être ordonné -ou consacré- ou pas, mais l’assemblée se distribuait en fonction des dons, différents, que Dieu a accordés aux uns et aux autres ; dès lors, l’appartenance à l’Eglise ne se fondait pas sur une structuration administrative ou organisationnelle. En clair, dans ces temps des origines, nous ne pouvions pas parler de laïcs distingués des clercs ;  il faudra attendre l’émergence de la notion théologique de « peuple élu » appliquée aux chrétiens pour qu’émerge l’usage du terme laïc, et selon A. Faivre, il fut appliqué d’abord aux juifs en tant qu’ils sont membres du peuple de Dieu. Avec l’apologiste Justin de Rome, l’usage du terme sera étendu aux chrétiens avec le même sens de membres de peuple de Dieu. Le laïc, tel qu’on l’entend de nos jours ne fit son apparition que lorsqu’il s’avéra nécessaire de distinguer ceux qui avaient en charge la liturgie sous l’appellation de clerc. Il y avait ainsi deux groupes : les ministres de la liturgie, c’est-à-dire le clergé, et ceux qui n’avaient pas cette charge, les laïcs.  Ce sont eux, les « laïcs » qui seront à l’origine dès le 4eme siècle de l’apparition de la troisième catégorie que nous connaissons aujourd’hui sous l’appellation de consacrés. Ce sont les laïcs en effet qui vont donner naissance au monadisme, d’abord dans le désert, ensuite, cette expérience spirituelle va s’étendre puis se mettre progressivement sous la direction de clercs, le groupe ainsi formé de laïcs et de clercs, donnera naissance à la vie religieuse qui s’appuiera sur des vœux et des règles. Dès lors, la catégorie de chrétiens laïcs est définitivement installée dans la vie de l’Eglise à côté des ministres ordonnés et des consacrés ; cette catégorie y a joué un rôle de plein droit et n’a pas hésité à prendre des initiatives dans l’Eglise des premiers siècles, comme les adeptes le faisaient à l’origine, encouragés en cela par les apôtres, ainsi, Saint Paul écrit :

Ephésiens :      2.19     « Ainsi donc, vous n’êtes plus des étrangers, ni des gens du dehors; mais vous êtes concitoyens des saints, gens de la maison de Dieu. »

2.20     « Vous avez été édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, Jésus Christ lui-même étant la pierre angulaire. »

III – Un état de fait

La distinction faite, l’Eglise s’installa très vite dans un processus de fonctionnement dans lequel les laïcs semblaient ne pouvoir jouer qu’un rôle de second plan, d’où une connotation péjorative qui se trouva attachée au terme de laïc. Tout se passait alors comme si l’Eglise, c’était d’abord les ministres ordonnés, les religieux et la hiérarchie. Pourtant, malgré la méfiance, voire l’hostilité de ces derniers, les laïcs ne vont jamais cesser de mettre en exergue leur ressenti spirituel et leur adhésion à la foi, à travers des organisations associatives pour une vie consacrée, soit autour ou à proximité des ordres religieux, sans pour autant se couper du monde, soit en choisissant une vie de prière et d’action sociale sans pour autant se lier à des ordres religieux ni prononcer des vœux. Ce fut le cas par exemple des béguines qui vivaient dans des demeures privées.

On peut citer Sainte Catherine de Sienne et Saint François d’Assise comme exemples de ces laïcs audacieux qui avaient tenu pleinement leur place dans l’Eglise. Les confréries étaient également la manifestation de la volonté des laïcs à affirmer leur appartenance organique au peuple de Dieu.

Si l’Eglise a, en quelque sorte, introduit d’avantage de distance entre elle et les laïcs depuis les réformes dont le point culminant fut la réforme grégorienne, c’est dû au fait que l’Eglise comme organisation a entretenu depuis l’empereur Constantin des rapports complexes et parfois ambigus avec les pouvoirs politiques ; or le pouvoir politique, c’est aussi l’affaire des laïcs entendus cette fois comme citoyens. On a donc d’un côté, l’ensemble formé des ministres ordonnés et  des religieux, et de l’autre les laïcs. Ceci peut s’expliquer par deux raisons :

Les luttes pour le pouvoir, de premier type, se passent entre le pouvoir politique séculier et la hiérarchie ; le second type de luttes pour le pouvoir intervient cette fois entre la hiérarchie, en particulier la « cour papale », et le reste des ministres ordonnés et les religieux.

Plus significatif est sans doute la seconde raison qui porte sur un point de vue pastoral, on peut parler de l’Europe comme d’un monde chrétien dès le début du moyen âge,  un monde qui recouvre ce qu’on appelle aujourd’hui encore le monde occidental, synonyme de chrétienté ; dans ce monde qui est lié au Christ, ce monde dans lequel toutes les personnes sont chrétiennes,  il s’est créé une ligne de partage, avec d’un côté, les « laïcs » ou monde profane, peu ou prou méprisé, à qui on ne dénie aucunement son attachement aux valeurs du christianisme, mais dont le rôle est considéré comme secondaire ; on n’attendait de lui qu’obéissance et dévotion.

Cet effacement relatif des laïcs dura jusqu’à l’émergence des humanistes, il eut une prise de conscience qui entraina la contestation de la toute-puissance de l’ensemble  ministres ordonnés et religieux en tant qu’unique détenteur de l’héritage ; le succès de la Réforme dans ces différentes composantes n’est – elle pas à placer dans ce cadre ?

Quand vinrent 1789 avec ses bouleversements, et la nouvelle structure sociale induite par l’essor industriel, l’Eglise se trouva confronté à une situation d’hostilité – qui dure encore en partie- et qui rappelle par certains aspects, le temps des origines ; ce fut un défi, et les laïcs n’ont pas hésité à le relever ; ce fut le début du renouveau.

IV – Le renouveau

Il convient d’insister sur le fait que ce renouveau des laïcs dans l’Eglise ne s’est pas fait fondamentalement au détriment de la hiérarchie ou des religieux, mais il est le signe de la ténacité dans la foi, il signe la détermination et la continuité du fait laïc dans l’Eglise depuis les origines, il faut rendre hommage à cette volonté.

Quant au renouveau, il passera par le fleurissement d’associations de laïcs, d’abord de piété, puis de la forme de congrégations religieuses, ou de mouvements de patronage pour l’aide et l’entraide : société de St Vincent de Paul, cercles catholiques d’ouvrier ; mouvements de jeunes travailleurs… Ce renouveau apparu au XIX eme siècle, va se poursuivre en s’amplifiant au XXeme ; il concerne autant la vie sociale et laïque que l’approche spirituelle pour former à l’esprit apostolique, ecclésial et eucharistique ; la spiritualité mariale entre dans ce domaine du renouveau.

Toutes ces actions ont un point commun qui est la rencontre des personnes ; il faut ajouter que les initiatives venaient autant des laïcs que des ministres ordonnés et des religieux, mais les laïcs ont prouvé dans ces moments, leur appartenance indéfectible au corps de l’Eglise. Il ne restera à celle-ci, à travers la hiérarchie, qu’à en prendre acte ; ce fut l’œuvre de Vatican II, qui resitua et rétablit la place et l’importance des laïcs dans ce corps du Christ qu’est l’Eglise.

V – Vatican II

Avant même que le concile Vatican II ne se pencher sur le cas des laïcs, l’Eglise avait déjà, grâce au dynamisme des laïcs, pris conscience de leur importance, au niveau de la hiérarchie, car, accepter que l’Eglise est d’abord peuple de Dieu avant d’être une institution, amène à chercher à préciser la place des différents éléments qui forment ce peuple. Ainsi, avec l’encyclique Mystici Corporis Christi, (29 juin 1943) le Pape Pie XII intègre totalement les « non-initiés » c’est-à-dire les laïcs, dans cette église, corps mystique du Christ. Il restera aux Pères conciliaires de Vatican II à élaborer une véritable théologie du laïcat.

            La mise à jour : le sacerdoce commun.

Après avoir rappelé que l’Eglise est comme un « mystère », « Le mystère de l’Eglise », le concile précise que la totalité de ses membres, c’est-à-dire ceux qui sont incorporés au Christ, sont les baptisés. Ils sont constitués en peuple de Dieu, et comme tel, chacun est appelé aux fonctions sacerdotale (prière et sanctification), prophétique (témoigner et promouvoir l’Evangile du Chris), royale (annoncer l’Evangile), chacun en fonction de l’état de vie auquel il appartient. Comme tel, les laïcs ont leurs missions propres, indépendamment de la participation de tous au sacerdoce commun (LG, 10,11) partie de l’unique sacerdoce du Christ. Ce qui interdit à ce niveau les séparations évoquées plus haut entre laïcs, ministres ordonnés et religieux.

Une définition propre.

Le laïc est reconnu comme tel, et non par rapport au clergé ou au religieux ; il est séculier, il vit dans le monde, il possède donc un caractère qui lui est propre, ce qui entraine :

– Sa dignité de chrétien, elle est fondée sur son baptême, ce qui en fait un membre de plein droit du peuple de Dieu.

– L’égalité avec les autres composantes du corps du Christ, une égalité qui est fondée, là aussi, sur son baptême.

Droits et obligations.

La dignité du laïc comme son égalité s’entendent en union avec les autres composantes du peuple de Dieu, car, le sacerdoce commun ne peut s’exercer qu’en communion. Il y a donc des droits et des devoirs  qui sont partagés avec les autres groupes de chrétiens ; leur mise en application peut cependant varier en fonction des états de vie. Il en est ainsi de la vie de sainteté et de charité que chacun doit s’efforcer de mener, ou encore de l’évangélisation et de l’apostolat ecclésial.

Plus spécifiquement, le laïc étant aussi dans le monde, il possède les droits et les devoirs de tout citoyen, mais ceux – ci doivent être imprégnés dans leur exercice, de l’esprit chrétien, à distinguer des opinions strictement personnelles qui relèvent de sa liberté d’être humain.

Droits et obligations à la formation, y compris dans les sciences sacrées avec la possibilité de l’enseigner s’il en possède les capacités.

– Droit à exercer des offices et charges ecclésiales en fonction de ses capacités, avec l’obligation d’acquérir la formation adéquate.

– Droit d’effectuer des ministères particuliers, ce sont les laïcs en missions ecclésiales.

VI – Relation avec la hiérarchie.

Là aussi, le concile a précisé les droits et les devoirs des laïcs en direction –et réciproquement- de la hiérarchie, avec laquelle ils sont en contact permanent pour la vie de l’Eglise.

Il a droit au respect et à la prise en compte de sa dignité. Il doit recevoir des ministres ordonnés les ressources qui sont nécessaires à sa vie spirituelle dans l’Eglise et dans le monde. Il doit, à l’inverse respect et obéissance aux ministres ordonnés et aux consacrés ainsi qu’à la hiérarchie.

VII – Conclusion.

Vatican II a introduit une véritable théologie du laïcat par la constitution dogmatique Lumen Gentium, qui commence par la reconnaissance et l’affirmation que les laïcs sont l’Eglise.

La constitution dogmatique LG IV, 30 – 38 réintroduit pleinement les laïcs dans la vie de l’Eglise d’où ils n’auraient jamais dû être écartés. C’est pour une large part, la reconnaissance de leur combativité tout au long des siècles au nom de leur baptême et de leur foi.

LG fait donc une mise à jour en définissant précisément ce qu’est le laïc, en lui reconnaissant liberté et dignité en tant que baptisé et en tant que chrétien dans le monde ; en précisant ses droits et ses devoirs ; en soulignant enfin le cadre et les limites de ses rapports avec la hiérarchie.

Tous ces points sont repris et déployés par le décret Apostolicam actuositatem, ce qui veut dire que le concile Vatican II n’a pas clos le débat, au contraire il l’a ouvert, comme on peut en juger par les différentes réceptions à travers les Eglise particulières, et parfois au sein même de celles-ci. D’où, la nécessité des interventions de la hiérarchie pour placer des garde-fous. Il est encore trop tôt pour juger de la portée de cette théologie consécutive au retour de plein droit des laïcs dans l’Eglise au niveau où LG les a placés. Il en est sans doute de même pour l’ensemble des avancées de Vatican II.

Bibliographie.

Constitution apostolique Lumen Gentium, Rome, 21 novembre 1964.

Décret Apostolicam actuositatem, Rome, 18 novembre 1965.

Saint Paul, Epitre aux romains, 12, 4-8 ; Epitre aux Corinthiens, 12, 27-30.

Benoit XVI,     Le rôle des laïcs dans l’Eglise, discours du 15 novembre 2008.  (Zenit.org)

Les laïcs, coresponsables de l’Eglise, discours du 23 aout 2012. (Zenit.org)

  1. Faivre, Les premiers laïcs, Edition du signe, 1999.

 

DES RITES D’EAU AU BAPTÊME CHRETIEN

Plan :
I – Introduction
II – Significations et fonctions dans le rituel israélite.
III – Le baptême chrétien
A- Le baptême de Jean : sens et contre-sens.
B – Le baptême de Jésus.
C – Saint Paul et le baptême.
IV – Evolutions et rôles sociétales.
V – Une société de baptisés
VI – Conclusion.
Bibliographie.

I – Introduction

Le baptême chrétien qui est dans son principe une porte d’entrée pour l’homme gagné par la foi dans l’église ou la communauté du peuple de Dieu, plonge ses racines par certains de ses éléments dans les profondeurs de l’imaginaire des humains. On ne peut pas écarter en effet, que le baptême soit un prolongement des rites d’eau qui parcourent toutes les cultures, toutes les civilisations et tous les peuples de la terre depuis la nuit des temps. Le baptême chrétien garde aujourd’hui encore un lien avec ces rites en cela que le rite d’eau à l’origine fut un rituel de purification et de salut, et donc de survie. N’est-ce-pas ce lien qui justifie, symboliquement, que dans les cas d’extrême urgence, toute personne, y compris un non-chrétien, peut donner le baptême selon la théologie chrétienne.
Je me propose d’explorer en bref quelques aspects du baptême chrétien en partant des rites d’eau selon le plan ci-dessus.
Le rite d’eau signe la symbolique de la vie par le rôle vitale de l’eau au premier degré ; il signe également la notion de pureté, et d’abord, celle du corps, pureté qui n’est qu’un prolongement de la vie, entendue comme celle du corps comme celle de l’esprit ; il signe enfin le passage symbolique de la pureté du corps à celle de l’esprit dans sa relation à la divinité. Je me propose de parcourir le déploiement du baptême chrétien depuis les origines pour en faire ressortir brièvement les variations de son sens.

II – Significations et fonction dans le rituel israélite.

L’universalité des rites d’eau n’a pas épargné les peuples sémites, en particulier le peuple juif, c’est ce dont on peut se rendre compte à la lecture du Lévitique notamment. Il est devenu pendant et après l’Exode, un rite de purification exclusif qui prélude à tout acte en direction de la divinité, qu’il s’agisse de prières ou bien qu’il s’agisse de sacrifices –l’Islam conserve encore cette fonction dans son rituel au quotidien- ; dès lors, il semble que pureté corporelle, signe de vie, et pureté spirituelle, signe de salut, soient confondues avant que le second aspect, la pureté spirituelle, signe de salut, ne devienne prépondérant en tant que symbole, puis ne devienne l’essentielle, et enfin ne devienne l’unique possibilité de sanctification, quand sacrifier sera rendu impossible.
Ce fut ainsi, quand le premier Temple fut détruit et le peuple déporté en Babylonie, en -597, -585 puis en -581 selon le Prophète Jérémie, (même si seule les élites politique, religieuse et économique des juifs furent déportées) ; en effet, la destruction du temple interdisait tout sacrifice à Yahvé car, le Temple symbolise la table de sacrifice dans le rituel hébreux, et que celle-ci est une partie intégrante du sacrifice. Il ne restait alors que la lecture des textes sacrés et les rituels de purification qui acquièrent dès lors progressivement un caractère de sanctification. N’est-ce-pas là, en partie, le sens qu’avait le baptême de Jean Baptiste ? Une purification et une sanctification hors du Temple.

III – Le baptême chrétien

A – Le baptême de Jean : sens et contre-sens.

Avec Jean le baptiste, le rite « baptismal » juif va changer de signification une fois encore, il introduit un rituel nouveau, en particulier, il faut un baptiseur, ici Jean, ce fut le cas d’autres anachorètes qui opéraient le long du Jourdain à la même époque, mais c’est l’activité de Jean que nous pouvons regarder comme un prélude au baptême chrétien, comme un rite qui procure le pardon des péchés, il n’est plus question de rites de pureté rituelle mais d’un acte de contrition en présence d’un témoin, le baptiseur, c’est ce nouvel ensemble qui fonde la sanctification. Il s’agit d’une acceptation implicite de rejoindre le groupe de ceux qui croient à l’imminence de la venue du Messie ; c’est un acte de pénitence préparatoire à la venue des temps messianiques.

B – Le baptême de Jésus.

Le baptême de Jésus va transformer le baptême de Jean, qu’il a reçu dans le Jourdain, en un nouveau rite tant par son rituel et sa symbolique que dans sa signification. En effet, le baptême chrétien qui fut dispensé après la Pentecôte, fut un renouvellement complet de sens et de portée. Nous avons toujours la nécessité de l’eau –rite d’eau- et d’un baptiseur –témoin introduit par Jean- auxquels s’ajoute la formule baptismale trinitaire. Ce dernier élément confère sa véritable spécificité au rituel qui est d’être aussi un baptême par l’Esprit Saint ; d’où il ne put véritablement commencer qu’après la Pentecôte et le don de l’Esprit Saint.
En résumé :
1°/ Le rite :
On est baptisé ; il ne suffit donc plus de se donner une ablution, même totale.
L’eau est nécessaire, mais le rituel peut prendre des formes variées selon les circonstances.
La formule baptismale est trinitaire et est dite par celui qui baptise.
Le baptême n’est administré qu’une fois, contrairement aux rites d’ablution.
2°/ Le sens :
La formule baptismale instituée par le Christ selon Mathieu 28, 19 ouvre à la participation à sa vie, et donc à sa résurrection. Ce qui veut dire la rémission du péché ; ce qui veut dire également l’ouverture au salut ; ce qui veut dire enfin, la libre agrégation à une communauté.
Le rite, comme le sens du baptême chrétien n’en font pas un système monolithique pour autant ; c’est un symbole qui a ouvert à différents questionnements dès les premiers instants du christianisme. Au premier rang de ceux –ci, la question de son fondement, à savoir : baptême d’eau ou baptême de l’esprit ? Baptême de salut ? Baptême de pénitence ? Baptême de conversion ? …
C – Saint Paul et le baptême.
Saint Paul d’abord, puis les Pères de l’Eglise ensuite vont s’employer à déployer les réponses diverses et variées à ces questionnements ; c’est le signe que le baptême est un sacrement fondamental dans le christianisme, beaucoup plus fondamental que les divers rites d’eau qui voulaient relier l’homme à son créateur, avec ou sans intermédiaire. Il en est ainsi parce que très tôt, il fut considéré que le baptême symbolise, non seulement un acte d’adhésion, un acte de foi en la nouvelle vision de la divinité, c’est-à-dire un Dieu d’amour, mais aussi une sanctification parce qu’il fait participer l’adepte à la mort du Christ, rite d’eau symbole de mort, mais aussi à la résurrection du seigneur, rite d’eau symbole de vie et de rédemption, et ce dernier point fait du baptisé un fils de Dieu. Pour Saint Paul notamment ce point de vue, rite de sanctification est le plus important et c’est lui que traduit le baptême par l’esprit. Rom 6,3-4 ; Gal 3, 26-28 ; Rom 8, 17 ; Col 2, 12. Justin de Rome : Dialogue de Tryphon 12, (la circoncision nouvelle) ; 13, 14 (le baptême de pénitence) …
On retrouve donc les deux aspects : baptême de pénitence et baptême de sanctification, d’où les deux onctions, disjointes dans le temps ou non.

IV – Évolutions et rôles sociétales.

Très tôt semble – t – il, une préparation au baptême fut nécessaire, une sélection et une préparation du futur baptisé, mais également celles du baptiseur quand les évêques furent contraints de déléguer tout ou partie de l’exécution du rituel baptismal. Pour le candidat au baptême, le simple désire d’adhésion ne suffit plus ; il ne suffit plus de croire, il faut aussi manifester sa volonté et le désire d’accès à la nouvelle communauté par la connaissance du contenu et des règles. Ce fut aussi un moyen de mise en ordre dans les premiers temps, époques où l’adversité était grande. En outre, la préparation au baptême est nécessaire, car, on change le sens du rituel tout en conservant le symbole qui est l’eau pour une part ; elle est nécessaire également pour mettre en exergue la signification du baptême spirituel qui demande un engagement actif de l’impétrant, un engagement de vie qui désormais est placée sous le signe du Saint Esprit et de l’apostolat. On comprend dès lors que pour Saint Paul, le baptême de l’esprit est la signification véritable du baptême chrétien, et dans ce cas, la symbolique de l’eau ici est celle de la mort qui sera suivit de la renaissance dans l’Esprit Saint. (Rom 6,4) ; mais aussi Jean 3, 5.
Catéchuménat
Etre baptisé, c’est comprendre ce rituel de mort et de résurrection symboliques ; c’est sans doute de là que vient le statut de premier sacrement de la foi chrétienne qui est attaché au baptême. Toutefois, c’est le sens et la fonction de la période de formation, le catéchuménat, qui amena à s’interroger dès les origines, mais aussi de nos jours encore, sur le baptême des enfants ; voir par exemple, les critiques sinon, les réserves de certains Pères de l’Eglise.

V – Une société de baptisés.

Quand en Europe notamment, il devint patent qu’on devient chrétien par « héritage », après donc l’époque apostolique et l’époque des Pères, le schéma baptismal n’a pas fondamentalement changé – l’Eglise y veillait ! – mais, le rite joua un rôle identitaire en plus de sa fonction initiale de pénitence et de sanctification, et pour beaucoup de personnes baptisées, cette fonction identitaire prit le pas sur toute autre considération ; en particulier, avec l’ouverture au reste du monde à partir du XV eme siècle. En effet, quand l’Occident se lança à la conquête du monde, – conquêtes politiques et économiques -l’Eglise n’était pas de reste, et pour l’habitant du vieux continent, son identité face au monde fut d’abord d’être chrétien, c’est – à – dire : baptisé. Ce rôle identitaire de ce sacrément ne continue – t – il pas de fonctionner aujourd’hui encore ? Certainement oui, car, dans les débats mondiaux actuels, quand on parle de l’ »Occident », n’est-ce pas à ce monde chrétien qu’on se réfère implicitement, même inconsciemment ?
Ce rôle identitaire du baptême en Europe ne doit pas surprendre dans la mesure où le baptisé est à la fois dans l’Eglise depuis toujours (rôle d’agrégation et de sanctification du baptême) et dans le monde (rôle de témoin de la foi en tant que laïc chrétien dans le monde) ; il va donc de soi qu’être baptisé confère une identité, que justement le concile Vatican II lui demande de déployer dans le monde (Lumen Gentium 30 – 38).
Certes, être chrétien par héritage a beaucoup évolué aussi depuis quelques décennies pour aboutir à un retournement de situation qui amène nombre de baptisés à demander à être « débaptisé », mais je ne pense pas que ces personnes, autant qu’elles en soient conscientes, tournent le dos aussi à ce rôle identitaire ; disons qu’elles demeurent « des baptisées athées ! »
Signalons enfin que l’expansion géographique à partir du point central que fut Jérusalem va avoir une autre conséquence, cette fois, organisationnelle, en effet, l’évêque qui est censé œuvrer, dû déléguer une partie du rituel ; cette délégation peut concerner les deux aspects du sacrement, baptême d’eau et l’onction d’huile – en Orient – ou seulement un des aspects, en Occident, c’est le baptême d’eau ; alors que la confirmation reste le prérogative de l’évêque, d’où la nécessité d’une délocalisation géographique et temporelle le plus souvent.

Conclusion.

Des rites d’eau au baptême chrétien, nous, les hommes, avons poursuivi depuis la nuit des temps une quête, celle qui consiste à donner sens « au nourrir son corps » et » au nourrir son esprit » avec souvent des égarements dans de fausses directions ; il revient au christianisme d’avoir donné sens et espoir à cette quête en montrant la direction dans laquelle nous pouvons la poursuivre sans nous perdre, mais surtout, en réunissant dans le rite baptismal ce qu’est la vie du corps (qui doit mourir) et ce qu’est vivre par l’esprit, c’est-à-dire le lien qui doit nous réunir comme communauté, mais qui doit aussi nous faire nous tourner vers le créateur.

Bibliographie.

Tertullien, Traité du baptême, Edition du Cerf, Paris, 2002.
Tertullien, Le baptême : Le premier traité chrétien, Edition du Cerf, Paris, 2008.
M.-E. Boismard : Le baptême chrétien selon le Nouveau Testament, Edition du Cerf, Paris, 2001.
Documents du Magistère sur le baptême et la confirmation. : CDC (1983), livre IV, titre 1 : 849 -896
Sur Internet :
http://www.mondedemain.org/articles/le-bapteme-un-rite-ou-une-necessite-f320
http://www.croire.com/Bapteme.

ECOUTER, REFLECHIR, MEDITER… OU LE VOYAGE SPIRITUEL EN TROIS ETAPES


Plan

                        I –   Introduction

                        II – Ecouter

                        III –Réfléchir

                        IV –Méditer

                        V –Conclusion

                        Bibliographie

I – Introduction.

Une question moderne : qu’est – ce que le spirituel ? Question très centrée, mais à réponses multiples et éclatées. Parmi celles – ci, celle que donne la théologie spirituelle se fixe un paradigme qui balise parfaitement le parcours spirituel. En effet, c’est à partir de la notion de salut que le fait religieux fonde la démarche.

En régime chrétien, je propose de suivre ce parcours à partir de trois positions « successives » qui sont en fait trois balises pour qui veut rester éveillé dans la quête qui fonde la spiritualité. Ces trois balises sont pour le postulant à la quête, l’écoute, la réflexion et enfin la méditation.

Avant même d’aborder la réflexion sur ces balises, il convient de chercher à saisir le pourquoi de la quête. De fait, tout système religieux envisage ce « pourquoi » comme un appel auquel l’homme cherche à répondre, et, pour le chrétien, c’est l’appel de Dieu, c’est le don de la grâce initiale. Soit ! Mais alors, comment se fait – il que l’homme soit capable d’y répondre ? Comment se fait – il que nous pouvons entendre et répondre à ce don ?

Nous pouvons visiter, après une brève introduction, les trois étapes essentielles  de cette quête, selon le plan qui figure plus haut.

            Les deux nécessités : justification, voies et choix.

C’est une évidence que l’homme doit répondre à deux nécessités impérieuses, deux nécessités qui l’occupent de toute éternité, à savoir :

* Nourrir son corps.

                        * Nourrir son esprit.

Nous partageons la première avec le règne animal dans son ensemble, tandis que la seconde semble plus spécifique à l’espèce humaine. Nos actes dans le vivre au quotidien se partagent ainsi entre ces deux besoins, même si certains se trouvent répondre à l’une et à l’autre à la fois ; il en est ainsi par exemple de l’acte sexuel quand il est désir et sublimation de l’amour de l’autre ; ça peut être également le cas de la musique dans le domaine artistique.

C’est dire que la recherche de réponses à des questions existentielles, y compris maladroitement perçues et formulées pour soi, est première à travers le « nourrir son esprit » même quand ce besoin prend une forme réduite à sa plus simple expression. Oui, le besoin de s’interroger, le besoin de réponses et l’état d’esprit qui conduit l’homme à cela est premier, c’est dire que la spiritualité est première dans notre conscience ontologique, en cela que c’est par son entremise que l’homme accède à la connaissance de son être ; c’est par son entremise que l’homme peut prétendre percevoir la transcendance ; c’est par son entremise qu’il peut répondre à l’appel de la grâce avec, ou, sans révélation.

Nourrir son esprit est donc recherche de sens, que ce soit pour prendre du recul par rapport à une angoisse existentielle, ou pour s’interroger, voire se fondre dans le fait religieux, ou encore pour donner vie, et donc du signifiant, à l’interaction avec l’autre, et, au delà de l’autre, avec le monde entendu comme création, entendu comme le réel incontournable.

Nous passons là en revue quelques points d’ancrage où la spiritualité peut se fixer pour germer. Un tel ancrage peut emprunter une multitude de voies qui toutes commencent par l’écoute. Des points d’ancrage qui sont aussi des seuils, car, à chaque étape, il peut être nécessaire de devoir se hisser au niveau des épreuves à résoudre ; là, on peut se trouver dans des moments de crise, des moments qui éclairent pour le chrétien la grâce divine en œuvre certes, mais avec laquelle on peut entrer en conflit en cela que ces seuils peuvent être des temps de combats intérieurs pendant lesquels l’écoute, la réflexion et la méditation forment un écheveau.

Choisissons – nous ces étapes ? Pouvons – nous les choisir ? Il parait difficile de répondre oui, dans la mesure où, pour le chrétien comme pour le non- chrétien, on ne peut envisager une linéarité de la démarche, dès lors, c’est le va- et – vient entre questionnement et réponse perçue, plus qu’entendue, qui gouverne l’être et son écoute ; c’est dire que l’on ne peut s’attendre à quoi que ce soit ; il ne reste alors que d’être disponible. C’est donc une sorte de passivité, mais une passivité qui résulte pour le chrétien d’une attente confiante, une attente sereine qui est aussi le lieu de la quête.

Quand commence l’attente ? Quand commence l’écoute ? Le chrétien est – il toujours en mesure de le déterminer ? Je ne le pense pas, car alors, cela supposerait que l’être est en mesure de percevoir à chaque instant, le moindre frémissement de son âme. S’il pouvait en être ainsi, la quête serait terminée avant même de commencer, c’est – à – dire que nous n’aurions pas besoin de questionnement !

II – Ecouter

Ecouter, est l’acte médiateur par excellence entre l’homme et tout ce qui n’est pas lui, il est davantage médiateur que le langage en soi, car l’écoute fait appel à tout l’être. Il se déroule autant dans le silence de l’âme que dans le vacarme du monde, ce qui met l’écoute bien au-delà de la pensée qui est avant tout dialogue avec l’autre et avec son altérité. Ecouter c’est choisir d’accéder, accéder par le regard, par la lecture, par le dialogue et par toutes les formes que peut prendre le message. Accéder, c’est – à – dire parvenir à une conscience claire du questionnement.

Accéder signifie aussi choix et disponibilité de l’être ; accéder signifie également honnêteté intellectuelle et rigueur pour éviter à celui qui cherche, l’écueil redoutable qu’est l’illusion. Mais, accéder présuppose aussi la liberté, car la quête de spiritualité n’est plénière que dans la liberté. Si en régime chrétien l’écoute s’appuie sur la parole divine transmise – révélée- elle prend plus fermement encore appui sur l’Evangile qui éduque autant qu’il appelle. En effet, l’Evangile appelle à l’écoute à travers la personne du Christ ; en cela, l’écoute s’insère dans la foi et tout ce que cela porte comme regard sur l’autre vu comme le « corps mystique du Christ[1]« , ce qui veut dire que tout baptisé qui ne voit pas dans l’autre, quel qu’il soit, ce corps mystique, trahit son baptême, car le spirituel, -et donc l’appel- en régime chrétien  passe par ce corps. C’est là également un des seuils de la démarche de quête qui sont évoqués plus haut. Ceci étant, l’écoute de l’appel est d’abord individuelle, c’est chaque chrétien individuellement qui doit l’entendre pour comprendre le don de la grâce avant d’espérer le porter au niveau de la conscience de l’univers ; en somme, sans l’écoute, l’accès à la transcendance est sérieusement compromis.

L’écoute c’est donc l’éveil à la disponibilité, c’est en cela que « qui cherche trouve » des évangélistes Mathieu et Luc ; « trouve » au présent, car la grâce est déjà donnée, elle est déjà là, avant même que la quête de spiritualité ne commence pour le chrétien. Pour autant, est – ce suffisant d’écouter, quelle que soit la forme que prend l’acte d’écouter ? Est-ce suffisant d’être disponible et éveillé à l’accueil de la grâce ? Non, ce n’est pas suffisant, car la quête et l’accession à la spiritualité ne prennent leur sens véritable que dans notre liberté comme nous l’avons souligné ; c’est cette liberté qui impose l’étape suivante, celle de la réflexion, que celle – ci soit pour s’interroger sur le doute en son cœur ou qu’elle porte sur la fragilité d’une conviction qui ne peut avoir que la foi comme garde-fou ; réfléchir donc !

III – Réfléchir

On peut considérer que réfléchir est l’une des activités permanentes de l’être humain, même si une partie non négligeable de celle-ci relève d’une automaticité innée ou bien acquise. Il est donc normal que nous retrouvions également cette activité dans la quête de spiritualité ; la spiritualité est donc aussi du domaine de la noétique. Pour autant, pouvons – nous prétendre justifier la recherche de spiritualité par la raison ? La réponse ne peut être que non, car, comme nous l’avons dit plus haut, le chrétien est à l’écoute dans le cadre de sa foi et celle – ci est sa justification. Nous sommes ainsi amenés à considérer dans le cadre de cette quête, deux magistères qui sont celui de la foi et celui de la raison. Il doit en être ainsi car, « Fides et ratio binae quasi pennae videntur quibus veritatis ad contemplationem hominis attollitur animus. » « La foi et la raison sont comme deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité. » Cette citation d’ouverture de l’encyclique Fides & Ration du pape Jean Paul II (1998) pose d’emblée la problématique ; à savoir que la foi et la raison procèdent de deux plans différents ; différents et non opposés, en cela que l’objectif de vérité de la spiritualité est commun aux deux plans.

En effet, si l’attente sereine du chrétien repose sur sa foi qui est aussi un garde – fou, sa vigilance et sa volonté dans la quête doivent s’appuyer sur la raison, celle qui ouvre et l’ouvre sur le réel, et surtout, ouvre le chrétien sur l’autre et sur sa communauté.

Réfléchir, le magistère de la raison, permet au chrétien de mettre en forme sa quête de spiritualité en lui évitant l’écueil que serait l’illusion, nous l’avons déjà dit, car tout contenu de l’écoute n’ouvre pas à la spiritualité ; il doit aussi lui permettre d’éviter la confusion entre croyances et foi, ou encore de croire que la liberté de choisir signifie liberté de se choisir.

Réfléchir aide le chrétien à se souvenir que l’appel, le don de la grâce, est premier ; réfléchir l’aide à saisir le caractère personnel du don, mais aussi à comprendre que l’adhésion par la raison, qui met la volonté en exergue notamment, ne peut suffire, car, le ressenti dans le cours de la quête offre rarement les mots pour se livrer totalement à l’extérieur de soi, or c’est cette ouverture qui peut seule le mettre en symbiose avec la communauté.

« Le seigneur fait grâce » n’est-ce-pas ? Et là, nous sommes dans l’action en notre direction, c’est aussi ce que la réflexion aide à saisir, en particulier sa dimension christologique.

Réfléchir, c’est s’enraciner dans le don de la grâce en en prenant conscience après coup ; c’est également la réflexion qui permet au chrétien de comprendre les limites de sa liberté, limites sans lesquelles il risque de donner une place excessive, voire exclusive au libre arbitre et à la volonté, reproduisant ainsi, sans le savoir peut – être, le pélagianisme ; volonté et libre arbitre jadis célébrés par le stoïcisme. En arriver là, c’est l’écueil qui se dresse déjà dès l’écoute et qui ici peut s’avérer plus insidieux si on n’y prend pas garde.

Réfléchir enfin, c’est encore et toujours s’ouvrir à la grâce divine et y rester disponible pour se saisir de Dieu ; c’est là qu’entre en scène le travail de méditation, méditation qui est le troisième pilier de la quête de spiritualité pour le chrétien.

IV – Méditer

Il convient de préciser que la quête de spiritualité ne peut être un acte dont le déroulement soit linéaire, en proposant les trois piliers de la démarche, je n’entends pas suggérer par là qu’elle se déroule en étages. Il faut considérer que toutes les étapes qui sont évoquées se déroulent de façon concomitante, avec différents degrés d’avancement certes, mais chacun de ces pôles est à l’œuvre dès le début et continue d’avoir cours à chaque instant tout au long du parcours.

En régime chrétien, la méditation est à l’œuvre déjà dans la prière, en effet, celle – ci est d’abord méditation avant d’être demande ou action de grâce. Pour le chrétien, c’est par la méditation que la quête de spiritualité peut aller plus loin, plus loin que l’écoute et plus loin que la réflexion.

Méditer, c’est porter son attention et sa conscience avec acuité vers trois points qui sont la foi, la grâce et la médiation christologique.

            Sur la foi :

La foi n’est pas à vivre comme un héritage, mais comme une conquête, et c’est là que la méditation intervient pour aider à s’inscrire dans une foi qui est faite de liberté, ce qui est la condition de l’épanouissement dans la foi, avec tout ce que cela entraine : regard sur le péché et le combat qu’il appelle ; regard sur la joie avec la communion qui résulte de son partage ; conscience d’une profonde pénétration dans la foi, car la foi est toute entière dès l’origine de son don, c’est la conscience avec laquelle le chrétien l’accepte et la vit qui peut croitre en intensité, et seulement cette conscience. Si la méditation n’a pas pour but une « augmentation » de la foi, elle sert néanmoins de garde-fou pour le chrétien afin que la pratique, le rituel –nécessaire- ne se substitue pas à l’expérience spirituelle.

Sur la grâce :

La méditation dans l’expérience spirituelle est le biais par lequel le chrétien appréhende véritablement la dimension de la grâce divine ; en particulier, elle doit l’aider à comprendre que la grâce est totale, elle est plénière dès le don, car Dieu ne peut donner à moitié ou en partie seulement. Dieu ne peut donner qu’une totalité, autrement, on ne verrait pas comment comprendre, par la raison ou par la foi, cette partition dans le don. La méditation doit donc aider à accéder à la conscience de cette totalité, car le chrétien peut ne pas intégrer sans méditation cette totalité face aux difficultés de la quête. Sans la méditation, le chrétien peut se poser la question de la plénitude du don à chacun des seuils que nous avons évoqués plus haut. Une image serait par exemple, celle d’un livre, un essai, lu et relu à maintes reprises, et dont il saisit davantage à chaque lecture, la pensée de l’auteur et sa profondeur… toutes choses qui existent dans le livre dès son impression mais auxquelles pourtant, le lecteur n’accède que  progressivement et de mieux en mieux de lecture en lecture. La méditation apparait ainsi comme la voie d’accès à la conscience de la plénitude du don de la grâce divine.

            Sur la médiation christologique :

Justement la totalité du don salvifique, c’est le Verbe incarné, c’est le don du fils qui ne peut être que totale car Un ; une totalité sans laquelle l’Eglise confesse l’impossibilité de l’œuvre de salut. La méditation ne nous amène pas à « ajouter » au Christ, elle amène à comprendre que le Christ, le verbe incarné EST le don, qu’il est le point où la foi du chrétien doit s’ancrer pour s’épanouir et rayonner. C’est par la méditation enfin que nous percevons le chemin parcouru ; elle nous fait comprendre le caractère fulgurant de la Pâque et sa vision christologique, car, c’est le point où tout est centré, « …tous les trésors de la sagesse et de la science » comme le dit St Paul dans l’épitre au Colossiens.

Conclusion :

Au carrefour de l’écoute, du réfléchir et du méditer, le chrétien perçoit et se perçoit. Il perçoit l’offre salvifique de Dieu, mais aussi sa liberté comme créature devant cette offre qui va jusqu’au don pascal. Il perçoit la communion des croyants dans la foi et dans l’amour comme des chemins révélés par le Christ en qui tout est dit.

Le chrétien se perçoit comme homme en constante évolution spirituelle dans la société des hommes comme dans la communauté des croyants en communion ; il sait qu’il doit demeurer vigilant et constant dans la quête de spiritualité. Il se perçoit enfin devenu « fils » de Dieu par la médiation du Christ ; c’est là, une spiritualité à travers laquelle il peut suivre le chemin parcouru ; c’est encore à travers cette spiritualité qu’il sait qu’il doit rester serein et confiant tout en comprenant que sa quête ne peut s’arrêter, car il n’ignore plus que le chemin vers la transcendance doit parcourir son existence parce qu’il est de joie partagée et de communion.

P. Aclinou

Bibliographie :(un extrait)

Les Evangiles.

R. Brague. Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres. Flammarion édit. 2009.

R. Brague. La loi de Dieu. Gallimard, 2005.

M. Buber. Le chemin de l’homme. Edit. Du rocher, 1989.

Maître Eckhart. Du détachement. Edit. Payot, 1995.


[1] Point central de la théologie paulinienne, qui, quoique moins présent aujourd’hui, reste néanmoins une clé essentielle de l’Ecclésiologie. Col 1, 24 ; Ro 12, 4-5 ; 1Cor 12, 12-14 ; 1Cor 12, 27…

Aujourd’hui, l’affirmation pressante qui veut que Jésus soit le sauveur de tout les hommes, doit entrainer que le corps mystique du Christ pour cet unique plan de salut de Dieu,  -selon la théologie chrétienne- englobe tous les hommes, et va donc au delà des seuls baptisés.

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